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d’entre les morts que tu laisseras approcher du sang te dira la vérité...» Je me la rappelais, l’autre soir, cette grande parole, assis dans un fauteuil du Vaudeville, tandis que se dressaient devant moi Pierre Clemenceau et sa femme et la mère de sa femme : dans la ronde fastidieuse que mènent les personnages de théâtre autour du critique, voilà que trois formes avaient repris les apparences de la sensibilité, de l’énergie humaines! c’est que l’auteur est de ceux qui possèdent encore le secret de vie : ces ombres impuissantes, il les a laissées « approcher du sang. » Et ce n’est plus le sang d’un agneau mâle et d’une femelle noire qu’il leur a versé, mais un sang pareil au sien, pareil au nôtre, qu’il a fait rentrer dans leur cœur et dont il a poussé l’ondée dans leurs veines. Il se peut que parfois le bruit du battement nous échappe et que la chair semble dormir, il se peut que le jeu perpétuel des organes et leur continuelle transformation ne nous soient pas entièrement découverts, — il se peut, enfin, que le drame ait des lenteurs et des lacunes; — L’intérêt pourtant et la sympathie sont éveillés et subsistent : au lieu de misérables fantômes, on sait qu’on a devant soi un homme et des femmes.

A vrai dire, cette surprise était de celles qu’on est en droit d’attendre ; il n’était guère probable que, du roman de M. Dumas fils, M. Armand d’Artois n’eût tiré qu’une œuvre morte. Et qui donc l’aurait oublié, ce roman, après l’avoir une fois connu? Au moins ce n’est pas moi qui obtiendrai de ma mémoire, je dirai presque de ma conscience, où il s’est enfoncé, qu’elle l’expulse complaisamment pour me permettre de mieux juger la pièce. Pour la mieux juger, s’il est nécessaire de la moins comprendre, j’avoue que cette belle équité n’est pas là mienne !.. Dans le Réveillon, de MM. Meilhac et Halévy, dont le Palais-Royal vient de faire une brillante reprise, il y a ce récit délicieusement comique: mandé devant le tribunal pour avoir traité le garde champêtre d’imbécile, Gaillardin a été interrogé par son ami, le président Moulinot, qui dîne chez lui tous les dimanches; Moulinot a commencé par lui demander son nom : « Mais vous savez bien que je m’appelle Gaillardin! » s’est écrié le prévenu. Et, un moment après, le substitut, — un homme à qui plus de vingt fois Gaillardin a prêté son tilbury! — Le substitut a fait preuve d’une ingratitude si zélée qu’il a obtenu pour Gaillardin huit jours de prison. J’admire ce substitut, j’admire Moulinot, mais je ne suis ni l’un ni l’autre! Je ne puis faire que je ne connaisse l’ouvrage de M. Dumas, qu’il ne me soit devenu et ne me doive rester intime : à l’approche de ses héros, je ne puis faire que mon cœur et mes nerfs ne s’émeuvent et n’aillent, pour ainsi dire, au-devant d’eux; je ne peux empêcher qu’entre eux et moi une communication ne se rétablisse, et que je ne sente la tiédeur et le frémissement de leur vie. Aussi bien, M. d’Artois n’a pas compté sans mon souvenir; il a donné ce titre à son drame : l’Affaire Clémenceau;