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église qui provoque l’admiration de la postérité au point de lui faire dire que nous étions fous. »

Manille semble un fragment de l’Espagne transplanté dans l’archipel d’Asie. Sur ses églises, sur ses couvens, jusque sur son enceinte en ruines renversée par le tremblement de terre de 1863, le temps a mis sa patine brune et dorée. La vieille ville, silencieuse et triste, allonge interminablement ses rues mornes, bordées de couvens aux façades unies, percées d’étroites fenêtres, gardant encore l’apparence austère d’une cité du règne de Philippe II. L’Escolta avec ses attelages endiablés, avec sa foule bruyante de femmes tagales, chaussées de hauts patins, ondulant du torse, presque toutes employées aux innombrables fabriques de cigares dont Manille inonde l’Asie, avec ses bodegas, ses boutiques de bijoux étranges, d’articles de Chine, est le centre de la ville nouvelle. Là se coudoient des nationalités diverses : Européens, Chinois, Malais, Négritos, Tagales, 262,000 habitans de toutes races et de toutes couleurs. L’après-midi, dans la plaine de la Lunetta, les équipages se croisent, les piétons fourmillent autour des concerts militaires dans un cadre merveilleux qu’éclairent les rayons obliques du soleil couchant, empourprant les hautes cimes de la sierra de Marivelès, déployant sur l’Océan sa longue traîne lumineuse, veloutant la sombre verdure des glacis de la ville en fête, qui respire après une journée brûlante.

Dans cet archipel des Philippines, où les races, les mœurs et les traditions s’entre-choquent, le fanatisme religieux de l’Espagne est venu, une fois de plus, se heurter au fanatisme musulman. A 6 000 lieues de distance, les mêmes haines mettaient aux prises l’Espagnol européen et le musulman asiatique. L’île de Soulou était par sa situation entre Bornéo, les Célèbes et Mindanao le centre commercial, politique et religieux des sectateurs de Mahomet la Mecque de l’extrême Orient. De là ils rayonnaient sur les archipels voisins. Pirates redoutables, sectaires obstines, ils semaient la terreur, promenant sur leurs légers praos la ruine et la mort, animés d’une haine implacable contre ces conquérans envahisseurs, auxquels ils ne faisaient pas plus de quartier qu’ils n’en attendaient d’eux. Constamment vaincus en bataille rangée constamment ils reprenaient la mer, éludant la poursuite des lourds bâtimens espagnols, se réfugiant dans les anses et les criques ou on ne pouvait les suivre, pillant les navires isoles, surprenant les pueblos, massacrant les vieillards, emmenant les femmes et les adultes en esclavage, poussant à 100 lieues de Manille, au golfe d’Albay, leurs pointes audacieuses, enlevant chaque année jusqu’à 4,000 captifs.

Entre le kriss malais et les caronades espagnoles, la lutte n’était