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avec l’ingénieur en chef. Nous arrivons cependant : on aperçoit de loin les deux gares internationales en construction, les échafaudages, l’animation des chantiers. Deux cents mètres seulement les séparent : mais moralement, cet intervalle est un abîme. Défense à toute personne de franchir la ligne idéale, fût-ce pour allumer une cigarette. Il y aurait des briques sur territoire serbe et du mortier sur territoire ottoman, que ces deux ingrédiens ne parviendraient pas à se joindre, si l’on n’en référait d’abord à Constantinople. Ce sont là mystères du droit des gens, devant lesquels on doit s’incliner sans comprendre. Quant à moi, je suis forcé de faire un détour de plusieurs kilomètres pour aller exhiber mes papiers au poste le plus prochain. On veut sans doute me faire apprécier les avantages du chemin de fer, car je roule pendant deux heures de tombereau en charrette et de Charybde en Scylla. Je passe une rivière à gué, je m’embourbe dans un banc de sable, j’en sors par un champ de maïs, je débouche sur une route inégale et, de cahot en cahot, j’atteins enfin la bourgade serbe de Vranja.

Cinq ou six jours de courses à travers la Serbie, ce n’est point assez pour se former une opinion définitive sur ce petit peuple à la fois si ancien et si jeune. C’est assez pour saisir la physionomie générale du sol et des habitans, et pour mieux comprendre les bribes de lecture et de conversation qu’on glane adroite et à gauche. Je m’étais figuré la Serbie comme une espèce de grande Corse hérissée de montagnes et de forêts inaccessibles, avec des paysans à mine rébarbative, des kandjars, des coups de fusil et des guitares. Je ne suis peut-être pas le seul qui confonde ainsi, dans un type d’opéra-comique, les Albanais, les Monténégrins, les Bosniaques et les Serbes. On nous a tant régalés de poèmes barbares, de pesmas et de chants populaires ! Nous ne voyons partout que des kleftes à l’œil noir, des oiseaux aux pieds jaunes qui viennent manger le cœur des héros tombés au champ d’honneur, ou bien qui portent, dans un bec trempé de larmes, cette dépouille sanglante aux pieds de la bien-aimée. Le plus étonnant, c’est qu’il règne dans ces épopées une incroyable monotonie, et que les chants serbes ressemblent à s’y méprendre aux chants grecs ou même aux légendes Scandinaves. Plus on veut faire de couleur locale, plus on brouille toutes les nuances. On dirait que les barbares se sont donné le mot pour nous assommer de leur littérature, et qu’ils ont, eux aussi, leur style classique, avec des métaphores réglées d’avance par une académie.

Je ne sais si cet amphigouri représente fidèlement le passé, mais aujourd’hui la Serbie légendaire est bien morte. Il y a des montagnes, mais douces et belles à voir, et peu de sombres précipices;