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Il y a ici tous les élémens d’un état florissant : de bons cultivateurs, les Bulgares ; des commerçans habiles, les Juifs ; des populations braves et énergiques, les Albanais. Seulement ces fractions de société demeurent séparées par des démarcations profondes de race, de religion et de mœurs. L’esprit militaire est d’un côté, le travail de l’autre. Ces deux rouages nécessaires, au lieu de concourir à une œuvre commune, se contrecarrent mutuellement. Il y a des hommes et point de citoyens. On a bientôt fait de dire : c’est la faute des Turcs. Il resterait à démontrer qu’à leur place d’autres auraient mieux fait. La turbulence des peuples de la péninsule, depuis qu’ils sont à demi émancipés, prouve qu’il n’était facile ni de les discipliner ni de les fondre. Leur première manifestation d’indépendance consiste à se jeter les uns sur les autres. Si l’Europe n’y mettait bon ordre, on les verrait peut-être s’entre-dévorer. On regretterait la paix ottomane, comme jadis le monde regrettait la paix romaine. Les vieilles haines d’autrefois ont dormi intactes pendant quatre cents ans. Au moment du conflit de 1885, Serbes et Bulgares alléguaient, à l’appui de leurs récens griefs, une ancienne antipathie qui remontait à l’empereur Douchan.

De plus, il faut tenir compte aux Turcs des difficultés de leur position : lorsque l’Europe s’est occupée d’eux avec suite, ils sortaient à peine du moyen âge. Ils y sont encore à moitié plongés. Pour le degré de civilisation, l’année actuelle de l’hégire représente presque la date correspondante de l’ère chrétienne. Le danger extérieur les a surpris en pleine transformation. Depuis l’époque où les sultans Sélim et Mahmoud ont inauguré les réformes, que de crises l’empire ottoman n’a-t-il pas traversées ! Insurrection de Serbie, insurrection de Grèce, insurrection de Mehemet-Ali en Égypte et en Syrie, insurrection de Crète, guerres contre les Russes en 1829, 1855, 1876, démembremens successifs, perte de toutes les provinces danubiennes, de la Bulgarie, du littoral monténégrin, de la Bosnie, de la Thessalie : tout le temps, il a fallu être sur la brèche, et payer, non-seulement des défaites, mais même des victoires, par des cessions territoriales. En vérité, il n’est pas commode de se réformer ainsi en présence de l’ennemi. Supposez un instant qu’au moment de nos désastres de la guerre de cent ans, l’Europe coalisée nous eût sommés d’améliorer sans délai notre état social, et, pour nous encourager, nous eût pratiqué de temps en temps une petite amputation : c’est précisément le sort de la Turquie. On lui reproche de négliger les routes, de laisser l’agriculture dépérir. Mais la singulière occupation que d’embellir des provinces qu’on sent déjà sur le point d’échapper ! Midhat-Pacha, lorsqu’il était gouverneur de Nisch, a construit des routes