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de profession donnent le branle au mouvement national ; mais ils ont peu de prise sur la masse des paysans, qui ne les comprend pas toujours.

Au contraire, les Albanais ont peu perdu et peu changé depuis cinq siècles, parce qu’ils n’avaient rien à perdre, et qu’ils n’ont changé que de religion. Ils sont tous musulmans à Uskup; ils le sont même avec férocité : la visite des mosquées est difficile, et, le soir, on ne pourrait s’aventurer sans danger dans le quartier mahométan. Mais, à la religion près, ils ressemblent à leurs frères catholiques de Dalmatie autant qu’à leurs pères du temps passé. J’ouvre une relation d’un voyageur français du XVIIe siècle ; j’y trouve un portrait de ces farouches Albanais, qui viennent en ville armés jusqu’aux dents. Je me promène dans les rues d’Uskup, et je rencontre des types à figure martiale, qui achètent des légumes du même air qu’on monte à l’assaut. Seulement ils ne sont point apprivoisés, comme à Salonique les janissaires des consulats. Ils se servent réellement des armes qui brillent à leur ceinture, et même, si la chronique est fidèle, ils en jouent avec une facilité déplorable. Paresseux, ils le sont avec gloire. Le pis est qu’ils veulent être payés comme des travailleurs. Dans la construction des chemins de fer, on dut renoncer à les employer. Ils prenaient sans doute de fort belles attitudes, ils portaient la pioche avec élégance, mais la besogne n’avançait pas. Ils se vengèrent en égorgeant un entrepreneur, et en soumettant les ouvriers italiens à des vexations continuelles. On devrait fortifier les gares et percer des meurtrières dans les postes des cantonniers. Après cela, je reconnais qu’ils sont braves, nés pour le commandement, qu’ils ont une belle tournure quand ils marchandent un pistolet dans un bazar. Comme ils n’ont jamais connu de civilisation supérieure à celle de la tribu, qu’ils se sont maintenus à peu près indépendans au fond de leurs montagnes, que de plus ils ont eu soin d’embrasser la religion du plus fort, il est certain que leur échine est devenue moins souple et que leur tête est demeurée plus fière que celle des raïas. Ils ont leur fonction dans l’univers ; le tout est d’en user à propos. Par exemple, ce sont des gens admirables pour fomenter une insurrection un même pour défendre les institutions établies, à condition qu’on les paie grassement et qu’on les laisse ravager à leur aise. Ils prononcent des discours magnifiques. Mais ne leur demandez pas d’impôts. En agent du fisc ottoman me raconte sa visite dans un village albanais : « Si tu viens chez nous en ami, dit le chef de la tribu, sois le bienvenu. Tu es notre hôte et tout est à tes ordres. Mais si tu te présentes au nom du gouvernement, avec des mains avides et des yeux indiscrets, je t’avertis que tu pourras