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par des concessions opportunes, dont il avait donné l’exemple; mais il parlait à des sourds. Il était fort populaire; ses ministres, qui l’étaient moins, s’abritaient sous ses ailes, comme des poussins effarés; il les enivrait, il les sauvait. Il a consacré l’un des chapitres les plus intéressans de ses Mémoires à raconter « l’année folle, » cette grande tragi-comédie où il joua l’un de? meilleurs rôles. Tous les trônes craquaient et semblaient prêts à crouler. Les gouvernés osaient tout, et en un jour les gouvernans avaient perdu tout prestige, toute autorité, ils attristaient jusqu’à leurs ennemis par le spectacle de leurs défaillances. On ne savait sur quoi s’appuyer. Les fonctionnaires pactisaient ou conspiraient avec l’émeute.

Aux scènes terribles se mêlaient des incidens grotesques. Tout s’effondrait; ce n’était partout qu’anarchie, confusion des langues et des idées. Le plus petit pays, la plus petite ville, la moindre bourgade avait ses griefs et ses désordres particuliers. Le commerce et l’industrie se mouraient, on s’attendait à la banqueroute. Pendant que les gens raisonnables réclamaient les libertés constitutionnelles, la réforme des impôts, le redressement des abus les plus crians, l’abolition du droit de chasse, les fons demandaient la lune, et n’accordaient ni sursis ni rabais; ils la voulaient tout de suite, tout entière et toute ronde, sur un plat d’argent; à défaut de la lune, on garde le plat. Le 15 mars, le duc écrivait au roi Léopold : « On nous a déjà demandé impérieusement tout ce qu’un mortel peut désirer, jusqu’à la santé et au don de longue vie. »

Il fit bonne contenance dans ce désordre universel. Il conserva tout son sang-froid et jusqu’à la faculté de rire dans un temps où personne ne riait. Il avait manifesté l’intention d’ouvrir ses nouvelles chambres dans les formes traditionnelles, avec le cérémonial accoutumé. Les députés l’avertirent que tout se passerait bien mieux si l’ouverture se faisait sans pompe et sans soldats. — «Qu’à cela ne tienne! répondit-il. Puisque mon appareil princier vous déplaît, je paraîtrai à la séance dans mon habit de chasse. » En attendant de proclamer la république thuringienne, une et indivisible, on avait entrepris une vraie guerre d’extermination dans les chasses ducales : « On voulait mal de mort à tout ce qui vit dans l’eau, glisse dans l’air ou court sur le sol.» Le duc ne s’affectait pas trop de ces petits désagrémens. On expulsait, on maltraitait ses fonctionnaires, il volait à leur secours. On le vit un jour à Cella descendre à l’auberge, s’emparer de la salle de danse, y convoquer une assemblée populaire, haranguer la foule et l’amener à composition.

Il s’occupait de ses voisins, les assistait dans leurs effaremens. Le duc d’Altenbourg était retenu prisonnier dans son palais, où un gouvernement provisoire d’humeur rébarbative et d’allure farouche le gardait