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ont mené à bonne fin le grand ouvrage de la concentration politique de l’Allemagne, personne ne l’a souhaitée ni préparée avec plus d’ardeur que lui, que si d’autres ont moissonné, il a travaillé aux semailles avec les ouvriers de la première heure, et il a tenu à rappeler, en commençant son livre, que dans le salon des glaces, le jour où fut proclamé l’empire allemand, l’empereur Guillaume lui donna l’accolade et lui dit : « Je sais tout ce que je te dois, toute la part qui le revient dans l’événement qui s’accomplit aujourd’hui. »

Par la même occasion, Ernest II s’est fait un plaisir de constater, preuves en main, que dans plus d’une conjoncture importante il avait mieux discerné le vrai du faux, mieux raisonné sur les effets et les causes, vu plus clair dans les choses de ce monde qu’Albert le sage et que Léopold l’avisé. Ayant toujours vécu dans l’intimité de son frère et de son oncle, il entretenait avec eux une correspondance réglée, et les lettres inédites que renferme son premier volume sont aussi curieuses qu’instructives. Les jugemens des hommes varient avec leurs intérêts. Il était naturel que le mari de la reine d’Angleterre et le roi des Belges n’éprouvassent pas en toute rencontre les mêmes joies et les mêmes craintes qu’un petit prince allemand qui avait sa fortune à faire et prétendait ne la devoir qu’à son industrie ou à son épée. Toujours soucieux de la sûreté de son trône, le roi Léopold désirait que l’Europe se tint en paix et lui garantît ainsi son royal repos; ce fut toujours dans le sens d’une politique pacifique que s’exerça son influence. Dans les derniers jours de novembre 1850, quand la Prusse et l’Autriche firent à Olmütz une paix fourrée ou plâtrée, cette réconciliation inopinée chagrina le duc Ernest, qui ne craignait pas l’odeur de la poudre, et son oncle lui écrivait de Bruxelles : « Quoique je ne fasse pas partie du congrès de la paix et que je n’aie aucune liaison avec Élihu Burrit, qui, comme Cobden, est d’avis qu’il ne faudrait faire la guerre que pour contraindre les gens à rester en paix, je bénis le ciel de ce qu’on n’en vient pas aux coups. De grands maux en seraient sûrement résultés; les élémens de l’ordre et les forces des gouvernemens auraient été employés à leur destruction réciproque, pour le plus grand profit des anarchistes, qui se flattaient de pêcher en eau trouble. La France eût assisté avec un plaisir extrême à ce combat de taureaux, dans le doux espoir d’en profiter pour reprendre un bon morceau de ses vieilles frontières. »

Comme son oncle, le prince Albert craignait la France et goûtait peu la démocratie ; mais il appréhendait moins que lui les changemens, les hasards des révolutions. Il n’éprouvait de vives sympathies ni pour le cabinet de Vienne, trop asservi à ses traditions, ni pour la Prusse, à laquelle il reprochait « d’avoir pris la Poméranie à la Suède, la Silésie à l’Autriche, d’avoir dépouillé la Saxe, conclu une paix séparée avec