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oû je verrais Cornouailles crever d’un coup de talon un des yeux de Glocester, et d’un coup d’ongle arracher l’autre : « A bas, vile gelée ! » Mais j’ai vu, à la Comédie-Française, les yeux d’Œdipe-Roi couler en larmes de sang sur ses joues pâles… Et mes voisins aussi ont pardonné cette abomination ! Mais pour eux, apparemment, tout à l’heure la mesure était pleine : un rien l’a fait déborder.

Cependant une jolie scène de comédie et un épisode affreux, réglé par un maître en l’art de produire et de suspendre et de redoubler les effets de théâtre, voilà jusqu’ici tout le meilleur de la pièce ; j’attends ce qui va suivre. Hélas ! ce qui suit, c’est l’entretien de Laffemas et de Marion, furieusement et grossièrement renouvelé par le régent de police et la Tosca, dans une chambre du château Saint-Ange. « Ce sera une belle chose, s’écrie le traître, que l’accouplement de mon désir et de la haine ! » Mais lorsqu’il a donné (elle le croit, du moins !) l’ordre de fusiller Mario avec des fusils chargés à poudre, et lorsqu’il a signé un sauf-conduit pour son amant et pour elle, notre Marion coupe court aux entreprises du scélérat et à sa rage amoureuse : elle saisit un couteau de table et le lui plante dans la poitrine ; il était temps !.. Après quoi, elle injurie son cadavre ; et tout à coup, reprenant ses sentimens de chrétienne et de catholique, elle pose un crucifix sur la poitrine du mort, un flambeau allumé à sa droite, un autre à sa gauche. Le trait, je le veux bien, est ingénieux ; il me paraît plus théâtral que sublime. Ce qui est sublime, par exemple, à l’honneur de Mme Sarah Bernhardt, c’est la pantomime du meurtre : à l’énergie forcenée des mouvemens, il est surprenant qu’on joigne ainsi la noble pureté des attitudes. Pittoresque et tragique, ce n’est plus la Tosca, une héroïne de passage, qui se propose à nos regards : c’est l’éternelle Judith, figure des justes vengeances !

Et puis ?.. Et puis, rien : deux tableaux vivans. La Tosca pénètre dans la prison de Mario, et l’avertit de faire le mort quand on le fusillera ; on emmène le jeune homme, pour cette cérémonie, sur la plateforme du château. — Nous y voilà : dans le fond, le panorama de Rome (un beau décor après plusieurs autres) ; au premier plan, de dos, un homme étendu ; c’est Mario. La Tosca l’appelle doucement, elle lui crie dans l’oreille, elle le secoue : il ne bouge pas. Selon les instructions ambiguës de son chef, intelligibles pour lui seul, le commandant du peloton d’exécution a fait charger les fusils à balle : Laffemas et Marion se trouvent quittes. Restée seule de quatre personnages, la Tosca ne reste pas longtemps : du haut du parapet, elle se jette dans le Tibre.

Auprès de Mme Sarah Bernhardt, il faut louer M. Berton pour l’autorité, la distinction, le grand style avec lequel, dans le tableau de la torture, il représente le régent de police ; après eux, M. Dumény, pour l’aisance et la simplicité dont il fait preuve dans le rôle de Mario.