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qui buvait du sang humain et, pour ornemens de sa table, aimait les têtes coupées. — Le juge Troubridge envoie à lord Saint-Vincent, « avec un panier de raisins frais pour son déjeuner, la tête d’un jacobin proprement arrangée dans une boite ; » il s’excuse de ne pas l’avoir adressée à Nelson « sur ce que le temps était trop chaud pour un semblable message. » Et tout cela parmi des galanteries à peine croyables, même à la fin du XVIIIe siècle. Des cannibales en perruque poudrée, en bas de soie, voilà les acteurs qui s’offrent à M. Sardou. Il a dit naguère, avec le talent que l’on sait, les élégances des « Merveilleuses, » à Paris, sous le Directoire ; avec un semblant de génie, les horreurs de Bruxelles sous le duc d’Albe, et de Sienne au temps des Guelfes et des Gibelins. Je me réjouis de voir entre ses mains de pareils monstres, fleurs prodigieuses d’une civilisation flétrie et d’une barbarie remontante.

Au deuxième acte, en effet, dans une fête donnée au palais Farnèse, nous admirons le chatoyant appareil de la cour napolitaine ; et c’est parmi les caquets des belles dames et de leurs sigisbées que le régent de police éveille la jalousie de la Tosca. Au troisième, dans la villa de Mario, où ce limier survient, guidé par cette imprudente jalousie, c’est le tour des horreurs ! Le proscrit est arrivé ici déguisé en femme, avec des habits prêtés par sa sœur, la marquise aux yeux bleus. Il est blotti dans une cachette : Il faut que son ami improvisé, son hôte chevaleresque, ou bien la maîtresse de cet hôte le livre au bourreau. Sur la scène, la Tosca et le régent de police ; à la cantonade, mais tout près, derrière cette porte, Mario et des tortionnaires. On donne la question à l’homme, en serrant peu à peu un écrou qui lui enfonce trois pointes d’acier dans la nuque et les tempes ; on pose des questions à la femme, et, selon ses réponses, on ralentit ou l’on précipite le supplice ; on ne desserrera l’écrou que lorsqu’elle aura dit le secret qu’on lui demande : où est le proscrit ? Et cette femme adore cet homme ! Et il lui défend de parler ! Double torture : physique dans la coulisse, morale sous nos yeux, — oui, sous nos yeux, car la mimique de Mme  Sarah Bernhardt l’exprime avec une extraordinaire variété de contorsions (il faut bien dire le mot), mais de contorsions naturelles et harmonieuses. Aussi, à la fin de ce « tableau, » après que la Tosca, émue par un cri déchirant de l’héroïque Mario, a révélé enfin la cachette du condamné (ce malheureux, qui a entendu, échappe à la potence par le poison), oh ! alors, l’émotion du public est à son comble ! Et quand Mario est ramené en scène, le visage défait, les tempes étoilées de deux taches sanglantes, un murmure de dégoût et d’indignation s’échappe de l’orchestre et des loges : les nerfs révoltés s’en prennent à l’auteur, qui a trop tablé sur leur complicité. J’avoue que, pour ma part, j’ai supporté ce spectacle. Je ne sais si je tolérerais le Roi Lear, — celui de Shakspeare et non de Jules Lacroix, —