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la ruelle qui longe encore aujourd’hui, du côté gauche, l’église de San-Geronimo ; ils avaient observé avec une grande attention et en silence le chemin qui suit le Tibre, et, n’apercevant personne, étaient rentrés dans la ruelle ; quelques instans plus tard, deux autres hommes étaient venus du même endroit, avaient sondé du regard les alentours comme les premiers, puis avaient fait un signe d’appel : alors était apparu un cavalier monté sur un cheval blanc, ayant un cadavre en croupe, dont la tête et les jambes pendaient de chaque côté, et que les deux premiers bravi soutenaient à droite et à gauche. On se dirigea vers un point escarpé de la rive, le lieu même d’où l’on jette les ordures au Tibre ; là, le cavalier fit tourner au cheval le dos au fleuve, et les deux hommes qui s’étaient montrés les derniers, prenant le cadavre l’un par les bras, l’autre par les jambes, l’enlevèrent du cheval, le portèrent jusqu’au bord et le précipitèrent dans l’eau de toutes leurs forces. Le cavalier demanda s’il était bien tombé, ils répondirent : « Signor, si. » Le cavalier s’était alors retourné, et, comme le manteau du mort flottait au fil de l’eau, il avait demandé quelle était cette chose noire qui nageait. Les autres dirent : « C’est le manteau, » et ils lancèrent des pierres pour l’enfoncer. Puis, tous les cinq se retirèrent : deux hommes prirent par la ruelle de San-Geronimo, en regardant toujours avec soin çà et là ; le cavalier et les deux autres s’en allèrent du côté de l’hôpital Saint-Jacques. Giorgio n’avait plus rien vu. Les serviteurs du pape lui reprochant de n’avoir pas aussitôt prévenu le gouverneur de Rome, il répondit que, dans sa vie, il avait vu, la nuit, une centaine de cadavres jetés au Tibre, à la même place, et qu’il n’y prenait plus garde. On convoqua les bateliers et les pêcheurs de Rome, et, le 16 juin, dans l’après-midi, trois cents barques commencèrent cette lugubre recherche. On retira le duc de Gandia, tout vêtu, ayant sous sa ceinture ses gants et 30 ducats, et percé de neuf blessures, l’une à travers la gorge, les autres à la tête, à la poitrine et aux jambes. On le mit sur une barque, qui descendit jusqu’au Saint-Ange ; là, sous la direction du chapelain Burchard, on le déshabilla, on le lava et on le revêtit de son costume de capitaine-général de l’église. Après le coucher du soleil, les gentilshommes de don Juan, tous les prélats de la maison apostolique, les camériers et les gardes du pape, portant des torches et pleurant « avec une grande clameur, » accompagnèrent le mort jusqu’à Sainte-Marie-du-Peuple ; il avait la figure découverte et « semblait dormir. » Quand le cortège parut sur le pont Saint-Ange, on entendit, selon un témoignage recueilli par Sanudo, un cri terrible, plus lamentable que tous les autres : c’était l’adieu suprême d’Alexandre VI, qui, d’une fenêtre de la citadelle, regardait pour la dernière fois la face pâle de son enfant. Mais César ne parut point