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celui de Milan. Mais le tyran de Florence cessait d’être le patron politique de l’Italie, et celle-ci avait ainsi perdu son modérateur ; elle se trouvait attirée, en deux directions contraires, par deux principats ennemis l’un de l’autre, les Sforza et les Aragons, livrée à tous les hasards que le saint-siège provoquerait à son gré, en penchant, soit du côté du nord, soit du côté du midi. A Milan, la situation semblait des plus périlleuses. A l’usurpation des Visconti et des Sforza sur les libertés publiques, Ludovic le More avait ajouté une usurpation personnelle, par l’emprisonnement du maître légitime, son neveu, Jean Galéas. Ludovic, menacé par les républicains lombards et le parti du prince dépossédé, se voyait perdu s’il n’appelait l’étranger. Milan, maîtresse des passages des Alpes, était la clé de l’Italie. Dès 1492, on sentait passer, du haut en bas de la péninsule, comme le souffle précurseur d’une invasion. Savonarole ne fut point un prophète le jour où il annonça la venue du nouveau Cyrus chargé par Dieu de frapper d’une verge de fer les princes, les peuples et l’église. L’aventureux Charles VIII était l’allié naturel de Ludovic ; il pouvait être aussi bien le complice d’Alexandre VI. Le pape et le duc de Milan montraient au roi de France la même proie, Naples, l’héritage de Charles d’Anjou. La papauté était alors angevine autant qu’au XIIIe siècle ; elle convoitait le protectorat des Deux-Siciles aussi ardemment qu’aux époques normande et souabe. Elle ne voulait pas abandonner le rêve d’une suzeraineté pontificale établie sur le midi napolitain et gracieusement consentie par un vassal français. Cette suzeraineté, que jadis Grégoire VII avait recherchée pour la grandeur de l’église romaine, les papes du XVe siècle ne la souhaitaient plus qu’à titre de grand fief bon à partager entre leurs neveux et leurs fils. Mais Calixte III, le premier Borgia, et Sixte IV, n’avaient vu dans cet intérêt qu’une question purement italienne, tandis qu’Innocent VIII, réveillant la politique séculaire du saint-siège, avait ranimé un instant la tradition angevine dans la personne de René de Lorraine, fils de René d’Anjou, comte de Provence. Rodrigo Borgia, pape espagnol, chargé d’une famille avide, aurait-il le souci de la paix et de l’indépendance de l’Italie ? L’Espagne altière de Ferdinand et d’Isabelle se tiendrait-elle longtemps en dehors du champ de bataille où les destinées de la dynastie espagnole des Aragons seraient engagées ? Le matin même de l’exaltation de Rodrigo, tous ces problèmes se présentaient d’une façon plus ou moins distincte à la pensée des cardinaux italiens. Il était au moins certain que, tout à l’heure, l’étranger seul pourrait accorder la lyre italienne ; mais quelles cordes seraient brisées sous ce pontificat inquiétant, là était le secret de l’avenir.

Certes, le passé d’Alexandre VI n’était point fait pour rassurer les