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Bismarck. On savait qu’il rêvait d’être ministre des affaires étrangères, mais il était trop mal vu à Paris, à Vienne et à Londres pour qu’on pût songer à lui. Tel qu’on le connaissait, entier et dominateur, il ne se serait jamais prêté au rôle que M. de Manteuffel endurait à Potsdam. L’heure de M. de Bismarck n’était pas venue. Il se serait usé dans des luttes stériles avec un souverain mystique, fantasque, scrupuleux, qui intervenait a tout instant dans les affaires et qui cependant n’était pas en état de les diriger lui-même ; il serait arrivé au pouvoir prématurément, sans avoir mûri ses desseins, posé ses jalons à Paris et à Pétersbourg, avant de disposer de l’armée qu’allait réorganiser le prince régent et qui devait permettre à son génie politique mêlé d’audaces et d’artifices de tout oser. La fortune prépare les voies à ceux qu’elle a marqués. Il était dit que M. de Bismarck accomplirait l’œuvre à laquelle il était prédestiné avec un roi sage, résolu, vaillant, pénétré des traditions de sa maison.

M. de Manteuffel garda son portefeuille, cette fois un peu à contrecœur ; ses amis et même les libéraux le supplièrent de ne pas déserter son poste ; ils craignaient que le parti de la Croix, ne dût-il rester que quinze jours au pouvoir, ne fit un mal irréparable.

« Le parti russe, écrivait M. de Moustier, après avoir satisfait ses animosités personnelles, n’ose pas ou ne peut pas prendre le pouvoir. Son impopularité s’est accrue dans cette crise, tandis que la nôtre non-seulement a diminué, mais tend à se changer en sympathie. Le baron de Manteuffel, bien que meurtri et affaibli, finira par ressaisir son ascendant sur le roi, avec sa patience persévérante et son bon vouloir pour l’Occident. Le roi, effrayé de ce qu’il vient de faire, reculera ; mais ce qu’il y a d’irréparable dans ce qui vient de se passer, c’est la disgrâce du général de Bonin. Son grand crime est d’avoir préparé une convention avec le général autrichien de Hess, un plan de campagne sérieux, et fait une liste des officiers-généraux auxquels il destinait les commandemens et qu’il avait choisis parmi les moins favorables à la Russie. »

Le prince de Prusse voyait successivement tous ceux qu’il honorait de sa bienveillance sacrifiés aux influences qui enveloppaient la raison du roi. La destitution du général Bonin, qu’il affectionnait, le fit sortir de sa réserve. Il écrivit à son frère pour se plaindre de la persécution organisée contre ses amis ; il appréciait avec sévérité l’ensemble de la politique et annonçait qu’il allait partir pour Bade, à moins qu’un ordre de sa majesté ne le lui interdit. L’incident n’eut pas de suite ; il se termina dans l’encre et dans les larmes.

Lorsque l’année suivante, le 11 juin 1855, le prince de Prusse célébra le vingt-cinquième anniversaire de son mariage avec la princesse de Saxe-Weimar, des députations accoururent avec de riches