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impressionner sa majesté et l’amener à rompre les négociations que ses envoyés extraordinaires poursuivaient à Paris et à Londres. L’empereur Nicolas avait une diplomatie active, vigilante. Il était renseigné, par le menu, sur tout ce qui se tramait à Berlin, il tenait le fil des pourparlers qui se poursuivaient à Paris et à Londres ; il savait que déjà les préparatifs de la mobilisation prussienne étaient commencés, et que quelques généraux parlaient même d’un mouvement sur Varsovie. En voyant la Prusse prête à s’engager avec ses ennemis, il avait, soit par calcul, soit par tempérament, donné libre cours à ses colères. Il n’avait pas ménagé à son beau-frère les propos blessans ; il avait débaptisé les régimens qui portaient les noms des princes de la famille royale et défendu à ses officiers de porter dorénavant des décorations prussiennes ; c’était plus qu’il ne fallait pour déconcerter le roi et le faire reculer. M. de Pourtalès, M. de Goltz, M. d’Usedom furent congédiés, et M. de Bunsen, soumis aux humilians interrogatoires du général de Grœben, qui prétendait qu’on l’accusait à Berlin d’avoir proposé à lord Clarendon le démembrement de la Russie, envoya sa démission. Il s’est plaint depuis, dans ses mémoires, d’avoir été calomnié par ses adversaires à la cour ; il a dit que, pour le perdre dans la faveur du roi, ils avaient envoyé des agens secrets à Londres chargés de le surveiller et de dénaturer ses actes et ses paroles.

La crise prit un caractère aigu ; il semblait que la politique russe allait définitivement l’emporter. Elle venait de frapper un coup décisif ; elle avait obtenu la révocation du ministre de la guerre, le général de Bonin, qui, dans une commission de la chambre, s’était refusé à admettre l’éventualité d’une alliance russe. « Il est des choses, avait-il dit, qu’il n’est pas permis de prévoir : Solon, à Athènes, n’admettait pas qu’on pût prévoir le parricide. »

Le roi avait invité le général à dîner ; avant de se mettre à table, il l’avait pris à part et lui avait annoncé les larmes aux yeux que, si content qu’il fût de ses services, ses idées politiques différaient trop des siennes pour qu’il pût le conserver. Il l’avait ensuite serré dans ses bras et fait asseoir à table en face de lui, au milieu de ses ennemis. Ce qui ajoutait à la confusion du général de Bonin, c’est que la veille il avait travaillé avec le roi, qui avait approuvé tous ses projets, sans rien lui laisser pressentir.

Le cabinet anglais prit au tragique la disgrâce de l’ambassadeur prussien à Londres et du général de Bonin. Lord Bloomfield fut chargé de donner à M. de Manteuffel lecture d’une dépêche véhémente. Lord Clarendon déplorait la révocation de M. de Bunsen et la mise en disponibilité de tous les amis du prince de Prusse ; il y voyait une déviation manifeste de la politique suivie jusqu’alors. Le