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le jour où la France cesserait de compter, ses propres destinées seraient immanquablement compromises.

Si le prince-chancelier a voulu placer l’Allemagne, son œuvre et sa gloire, par la violence de ses procédés et le jeu complexe de sa politique, entre deux peuples profondément ulcérés, et réunir deux gouvernemens divisés de principes, sans affinité d’aucun genre, dans une action commune, par le seul fait de la solidarité de leurs intérêts menacés et sans qu’il soit besoin de traités d’alliance, on peut dire qu’il a pleinement réussi.


II. — LES DÉBUTS DE M. DE BISMARCK A FRANCFORT.

Au début de la guerre d’Orient, M. de Bismarck, entré depuis peu dans la diplomatie, faisait ses premières armes sur un théâtre ingrat, compliqué. Avant d’être nommé ministre à Francfort, il dut faire un stage d’initiation, en qualité de conseiller de légation intime, sous les ordres de M. de Rochow, le ministre de Prusse à la Diète. Ses idées réactionnaires et ses sympathies russes et autrichiennes l’avaient désigné au choix du roi ; il avait combattu l’union d’Erfurt et soutenu devant la seconde chambre, comme un acte de haute sagesse, la convention d’Olmütz, que les patriotes tenaient pour un sanglant outrage et que le prince de Prusse appelait un second Iéna. Il était loin alors de rêver l’unité allemande ; son ambition se bornait à assurer à la Prusse, dans la Confédération, une situation à peu près équivalente à celle de l’Autriche. Que ne s’est-il tenu à ce programme !

C’est dans les modestes fonctions de conseiller de légation intime, chargé de la direction des journaux, qu’il apprit l’art dans lequel il excelle de manier l’esprit public et d’en faire, pour sa politique, une force souvent irrésistible. Il organisa au siège de la Confédération, avec des ramifications dans le midi de l’Allemagne, une presse systématiquement hostile aux gouvernemens dont les tendances n’étaient pas sympathiques à la Prusse, toujours prête à incriminer leurs actes, à dénaturer leur pensée. Créer des malentendus, opérer des diversions, neutraliser l’effet produit par les journaux étrangers et s’attaquer au besoin aux personnes, tel était son système.

Les dépêches de M. de Bismarck[1] étaient abondantes, claires, judicieuses, semées d’images pittoresques et de saillies à

  1. La Correspondance diplomatique de M. de Bismarck, par M. Funck-Brentano, traduite d’après les volumes parus à Leipzig : Preusten im Bundestag. Dr Ritter von Poschinger.