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avais tendu, a dit le général Bugeaud dans son rapport, je ne les aurais pas dirigées autrement qu’elles ne firent. Tout le monde autour de moi rayonnait d’espérance, et moi-même je pensais sérieusement que je ferais au moins 2,000 prisonniers. Je fis sonner la retraite pour mes tirailleurs ; mais les Kabyles, ignorant nos sonneries, crurent que c’était la charge ; ils rétrogradèrent. Je défendis alors l’usage des sonneries et du tambour ; tous les commandemens durent être faits à la voix. Cependant l’ennemi hésitait toujours et avançait peu. » Si le général Bugeaud était habile aux ruses de guerre, Abd-el-Kader ne l’était pas moins. Cette retraite si bien réglée, si méthodique, si lente, lui parut suspecte.

Les heures s’écoulaient ainsi, en tirailleries sans conséquence, quand tout à coup, un peu avant midi, le gouverneur entendit sur sa gauche des feux de salve et le son de la charge. Il était à l’extrême droite, auprès du 26e ; en vain courut-il pour arrêter ce mouvement intempestif ; il n’était plus temps : zouaves, tirailleurs, 24e, 58e, étaient lancés. Il n’y avait plus qu’à les soutenir. On escadron du 4° chasseurs et les gendarmes maures étaient sous la main du général ; il les fit partir à fond de train. De Miliana cependant, le 17e léger arrivait à la course ; mais il n’y avait plus ni réguliers ni Kabyles même à prendre à revers ; les premiers ne s’étaient jamais aventurés assez près et les autres s’étaient hâtés de fuir ; en un quart d’heure, tout avait disparu. Il ne restait qu’une centaine de morts sur le terrain et quelques prisonniers entre les mains du vainqueur.

Qu’était-il donc arrivé à la gauche pour qu’elle eût ainsi dérangé les combinaisons du général en chef ? Vers onze heures et demie, une grosse colonne de Kabyles s’était formée en avant d’elle, dans un ravin dérobé aux vues du gouverneur. Évidemment Abd-el-Kader voulait savoir ce qu’il y avait dans cette région mystérieuse et silencieuse. Contrairement aux instructions données à la droite, la gauche avait ordre seulement de tenir ferme ; il ne lui avait pas été prescrit de rétrograder. En cédant du terrain d’ailleurs, elle eût risqué de compromettre la cavalerie et le convoi entassés dans la gorge de l’Oued-Boutane. La colonne kabyle avançait ; elle n’était plus qu’à 200 ou 300 mètres des crêtes en-deçà desquelles se tenaient couverts le bataillon du 24e et celui du 58e. Était-il prudent de la laisser avancer davantage ? Sur l’avis du général Changarnier, le duc de Nemours donna l’ordre de prendre l’offensive. Les deux bataillons se dressèrent, couronnèrent les crêtes, fournirent la salve, et, tambour battant, baïonnette croisée, se jetèrent sur les Kabyles. L’impétuosité de ce mouvement entraîna de proche en proche les corps échelonnés vers la droite, et ce fut ainsi qu’en moins de quelques minutes la charge battit sur toute la ligne.