Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 84.djvu/77

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

attendant le retour de la théorie envoyée à Délos ; car, pendant la durée de ce pèlerinage, les lois défendaient de faire mourir personne. Il passa ce temps à mettre en vers des fables d’Ésope, et surtout à s’entretenir avec ses amis des plus hautes pensées philosophiques, de l’immortalité de l’âme, de la vie future, meilleure que celle-ci. La veille du jour où le vaisseau sacré revint à Athènes, Criton, l’un de ses disciples, lui offrit les moyens de s’enfuir en Thessalie. Il les refusa, évoquant devant lui les lois de la patrie, et l’obligation morale, imposée à tout citoyen légalement condamné, de se soumettre au châtiment prononcé par les juges. Enfin, le dernier jour arriva. Socrate le consacra tout entier à l’entretien que Platon nous a conservé dans le Phédon. Au coucher du soleil, on lui apporta la ciguë ; il la but, ferme et serein, au milieu de ses amis éplorés ; le geôlier lui-même versait des larmes. Quand le froid de la mort eut envahi les jambes et commença à gagner les parties supérieures du corps, Socrate dit, avec ce demi-sourire qui trahit le scepticisme sans montrer le dédain : « Criton, nous devons un coq à Asclépios ; n’oublie pas d’acquitter cette dette. » Il voulait dire que cette mort le délivrait des maux de la vie et qu’il en fallait remercier le dieu guérisseur. Quelques instans après, un léger mouvement du corps annonça que l’âme venait de le quitter (mai ou juin 399).

Les disciples de Socrate, effrayés du coup dont l’intolérance religieuse venait de frapper leur maître, s’enfuirent à Mégare et en d’autres villes. Ils y portaient ses doctrines, qui rayonnèrent sur toutes les contrées où la race grecque habitait, et qui remuèrent, au témoignage d’un d’entre eux, jusqu’à la lourde intelligence des Béotiens. Variées, comme l’homme lui-même, dont l’étude est leur commun point de départ, ces doctrines donnèrent naissance à de nombreux systèmes. Toutes les écoles, tout le mouvement philosophique du monde, viennent de Socrate ; c’est le condamné du tanneur Anytos qui a fondé le second empire d’Athènes : celui de la pensée.


VICTOR DURUY.