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Clazomène avait bien en la gloire de distinguer l’intelligence du monde physique, mais son cosmos n’était encore que de la matière subtilisée ; Socrate mit la philosophie sur la voie où elle devait trouver le dieu moral qui a été celui de l’Occident et de la civilisation, l’Être suprême, ordonnateur et conservateur de l’univers, n’agissant plus dans les affaires humaines, comme le fils de Saturne, selon le caprice de passions toutes terrestres. « Tant que votre esprit, disait-il un jour, est uni à votre corps, il le gouverne à son gré ; il faut donc aussi croire que la sagesse, qui vit dans tout ce qui existe, gouverne ce grand tout comme il lui plaît. Quoi ! votre vue peut s’étendre jusqu’à plusieurs stades, et l’œil de Dieu ne pourra tout embrasser ! Votre esprit peut en même temps s’occuper des événemens d’Athènes, de l’Egypte et de la Sicile, et l’esprit de Dieu ne pourra songer à tout en même temps ! .. Reconnaissez que telle est la grandeur de la divinité qu’elle voit tout d’un seul regard, qu’elle entend tout, est partout, qu’elle porte en même temps ses soins sur toutes les parties de l’univers. »

Malgré l’élévation de pensée que montre ce passage, il ne faudrait pas croire que Socrate ait eu une idée nette du dieu unique et personnel, ni même de la spiritualité et de l’immortalité de l’âme. Le grand dialecticien n’arrivait pas à un dogmatisme aussi précis ; et l’Apologie, le Phédon, qui révèlent ses espérances, montrent aussi ses incertitudes. Ce grand sage n’en sait pas plus que nous sur la mort. Dans le Phédon, par exemple, à côté d’affirmations qui semblent très décisives, on fit des phrases comme celles-ci, que Socrate prononça le jour de sa mort : « J’ai l’espoir de me réunir bientôt à des hommes vertueux, sans toutefois pouvoir l’affirmer entièrement ; mais pour y trouver des dieux amis de l’homme, c’est ce que je puis affirmer, s’il y a quelque chose en ce genre dont on puisse être sûr. — Affranchis de la folie du corps, nous converserons, je l’espère, avec des hommes libres comme nous, et nous connaîtrons par nous-mêmes l’essence des choses ; la vérité n’est que cela peut-être. — Est-il certain que l’âme soit immortelle ? Il me paraît qu’on peut l’assurer convenablement, et que la chose vaut la peine qu’on hasarde d’y croire. C’est un hasard qu’il est beau de courir. C’est une espérance dont il faut s’enchanter soi-même. » Ces incertitudes de Socrate touchant la vie future étaient en contradiction formelle avec la croyance populaire, et ces paroles prudentes s’accordaient avec sa philosophie de l’intérêt. Il espérait sans donner la démonstration de ses espérances : sage distinction entre la loi et la raison. Mais, en voyant tous ces doutes, on comprend que le grand adversaire des sophistes ait comme eux préparé les voies au scepticisme.