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Dans sa conduite de tous les jours, Socrate se gardait d’offenser le culte national. Il sacrifiait aux autels publics et dans sa maison ; il faisait aux oracles une part considérable pour les règles de la vie ; il croyait même quelque peu aux présages, sans penser que l’instinct de bêtes privées de raison fût une plus sûre garantie de la vérité que les discours inspirés par la muse philosophique. A ceux qui l’interrogeaient sur la manière d’honorer les dieux, il répondait : « Suivez les coutumes de votre pays[1] ; » et lui qui provoquait la discussion sur toute chose, il la fuyait sur ces questions. Un jour qu’on lui demanda ce qu’il pensait de la légende de Borée et d’Orithye, il répondit qu’il n’avait pas le temps de mettre d’accord et d’interpréter toutes ces histoires, sa principale affaire étant de s’étudier lui-même. « Je ne serais pas, dit-il, embarrassé de soutenir, en subtilisant, que le vent du nord a jeté Orithye sur les rochers voisins, pendant qu’elle jouait avec Pharmacée, ou qu’elle tomba du haut de l’Aréopage. Ces explications sont fort ingénieuses, mais elles demandent un habile homme, qui se donne beaucoup de peine, sans être après cela très avancé. Ne faudra-t-il pas ensuite expliquer les Hippocentaures, la Chimère, et je vois arriver à la suite les Pégases, les Gorgones et une foule de monstres bizarres ou effrayans. Je n’ai pas tant de loisir. J’en suis encore à me connaître moi-même, comme Apollon le conseille, et je trouve ridicule, dans cette ignorance de soi, de chercher à connaître ce qui est étranger. Je renonce donc à l’étude de toutes ces histoires, et je m’observe moi-même pour démêler si je suis un monstre plus compliqué que Typhon, ou un être plus doux et plus simple dont la nature « quelque chose de divin. » C’était la rupture avec l’ancienne Hellade qui, durant des siècles, avait bercé son imagination de poétiques légendes ; c’était, en même temps, l’avènement d’un esprit nouveau. Le Grec avait jusque-là regardé dans l’univers ; il va désormais regarder dans l’homme, et commencer une des grandes évolutions de l’humanité.

Cette abstention de polémique religieuse n’empêchait pourtant pas Socrate de suivre Anaxagore et de le dépasser. L’Orient et la Grèce n’avaient, sous mille formes, adoré que la nature. Le philosophe de

  1. Xénophon, Banquet, IV, 3, Platon aussi répète fréquemment, dans la République et dans les Lois, qu’il faut laisser aux dieux le soin de régler par leurs oracles tout ce qui concerne le culte. Dans l’Epinomis ce grand révolutionnaire écrit encore que le législateur ne doit pas changer les sacrifices établis par la tradition, attendu qu’il ne sait rien de ces choses, aucun mortel n’étant capable de les connaître. « C’est Apollon, dit-il ailleurs, qui a établi le culte rendu aux dieux, aux démons et aux héros. Assis sur l’Omphalos, au centre de la terre, il est, pour les hommes, l’interprète de toutes ces questions, a Ce qui ne l’empêchait pas d’écrire au IVe livre des Lois : « Les cérémonies religieuses n’ont de vertu qu’autant que le participant a la conscience pure.