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s’il n’est pas le plus grand écrivain de son siècle, est du moins « le plus parfait styliste français de son temps, et peut-être de tous les temps ; » c’est-à-dire l’homme qui a le mieux connu, depuis qu’il y en a une, les ressources, les richesses, les secrets de la langue française. Et il le serait enfin pour M. Edmond de Goncourt, — ainsi qu’on le voit dans son Journal, récemment publié, — si lui-même, l’auteur de la Faustin et des Frères Zemganno, sans l’oser dire en propres termes, ne se croyait autant ou plus de droits à ce titre.

D’autres, cependant, pensent tout autrement. Styliste, si l’on veut, et le « plus parfait de tous les temps, » pour peu que l’on y tienne, ils le veulent encore, des temps qui furent et des temps qui seront ; car l’éloge est mince à leurs yeux. Il leur paraît seulement qu’en vérité, sous prétexte de style, Gautier a trop manqué d’idées ; et, sous ces formes, admirables d’ailleurs, cherchant le fond et ne le trouvant pas, ils ne reconnaissent dans ce « fier génie » qu’une espèce de peintre ou d’aquafortiste, — n’ont-ils pas dit d’émailleur ? — égaré dans la littérature. Bien loin de croire que la gloire de Gautier doive aller toujours grandissant, son œuvre même est pour eux destinée à périr promptement tout entière. Car, disent-ils, « il ne part de rien, et c’est aussi là qu’il arrive ; et, chemin faisant, il n’y a pour nous ni instruction, ni émotion, ni intérêt, même de curiosité ; rien que de la fantaisie vagabonde, des descriptions, et du style riche qui se promène capricieusement autour de rien. « Et c’est assez pour des artistes, mais c’est trop peu pour les bourgeois, qui composent la postérité. Telle est entre autres l’opinion qu’exprimait il n’y a pas longtemps M. Emile Faguet, dans un chapitre de ses pénétrantes et remarquables Etudes littéraires sur le XIXe siècle[1]. Et M. Scherer, plus sévère encore, ou moins sensible peut-être aux séductions du style riche, des arabesques et des astragales, n’avait pas craint, avant M. Faguet, d’appeler quelque part Théophile Gautier « l’écrivain le plus étranger qui fut jamais à toute conception élevée de l’art, aussi bien qu’à tout emploi viril de la plume. » Il fit beau voir, à cette occasion, dans le Figaro, la grande colère de M. Bergerat, sous le nom de Caliban, qu’il portait alors, — et qu’il n’a pas fait servir sans doute à de plus pieux, mais tout de même, quelquefois, à de meilleurs usages.

Pour nous, s’il faut choisir, l’une et l’autre opinion nous semble également excessive, et la seconde est peut-être moins juste, mais la première, en revanche, est plus fausse. En effet, quand on a écrit, comme Gautier, selon le calcul approximatif de M. Bergerat deux cent cinquante ou trois cents volumes, dont pas un d’ailleurs n’a fait époque ou date, ni marqué dans l’histoire littéraire d’un temps la fin ou le commencement de

  1. Voyez la Revue du 1er décembre 1886.