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entrer dans l’intimité du maître, mais ne se rend pas compte de l’importance de son rôle, et, par le désir de défendre sa mémoire contre l’accusation d’athéisme, il a été conduit à nous représenter un Socrate plus religieux qu’il ne l’était. Ses Mémoires sont une espèce d’évangile socratique : nous y voyons le sage dans son existence de chaque jour, dans cette vie de missionnaire du bon sens, éclairant chacun sur le beau, le bien, le juste, l’utile ; détournant des affaires publiques les jeunes ignorans qui s’y portaient avec une folle ambition, y poussant, au contraire, les hommes capables, qu’une trop grande défiance de leur mérite en détournait, tout en fuyant pour lui-même les charges et les dignités. Il travaillait partout à rétablir la concorde, réconciliait des amis, rapprochait des frères brouillés, et inspirait à son fils les sentimens du devoir à l’égard de cette Xanthippe, qui ne fut pour lui qu’une occasion continuelle de s’exercer à la patience[1]. Cette partie active et militante de la vie de Socrate ne semble pas moins admirable que la partie spéculative.

Pour celle-ci, c’est à Platon qu’il faut recourir, car Xénophon ne montre que les côtés pratiques de la doctrine du maître. Il y avait eu, avant Socrate, bien des éclairs de bon sens, et l’esprit de justice, qui est au fond de notre nature, avait plus d’une fois percé au travers de la couche épaisse d’égoïsme dont il est enveloppé. Socrate fut le premier à faire de la morale une science pour donner à l’homme des règles de conduite qui ne dépendissent ni de la tradition ni de la coutume, choses variables et changeantes selon le temps et selon les lieux. Il chercha le roc où il fallait l’asseoir, et l’ayant trouvé dans la conscience, dans le sentiment de la dignité humaine, il y construisit, avec une méthode sévère, nos obligations morales. Pour lui le juste fut celui qui comprenait ce que nous impose la société de nos semblables ; le sage, celui qui savait éviter le mal et faire le bien, de sorte que toutes les vertus tenaient

  1. Il est possible que Xanthippe ait été calomniée. — Socrate s’était marié non par amour, mais pour accomplir le devoir social imposé à tout citoyen d’Athènes, celui d’avoir des enfans légitimes. Sa femme, chargée des soins du ménage, désirait, comme toutes les mères de famille, voir l’aisance entrer dans la maison, au moins pour ses enfans, et Socrate voulut toujours rester pauvre. Cette misère volontaire, cette vie en apparence inoccupée, n’étaient pas pour adoucir un caractère naturellement difficile. Socrate a été un des hommes qui ont le plus honoré l’humanité, mais il n’a certainement pas été un bon mari, au sens que nous donnons à ce mot, ni même à certains égards comme on le comprenait à Athènes, où la loi et la coutume imposaient à tout citoyen l’obligation de travailler. Lui-même reconnaissait la justice de cette loi, puisqu’il recommande le travail manuel, mais il n’y obéit pas. Il est d’autres reproches qu’on pourrait lui adresser, et qui montreraient combien il était un étranger dans Athènes, un nouveau-venu dans le monde grec ; j’aime mieux laisser ce soin à Zeller, t. III, p. 75-76.