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qu’il y était obligé par la loi, il épiait au passage toute fausse doctrine pour l’arrêter, la saisir et montrer ce qu’elle cachait, le néant. On voyait se promener par la ville cet homme disgracié de la nature, au nez camus, aux lèvres épaisses, le cou gros et court, le ventre proéminent comme celui d’un Silène, les yeux bombés et à fleur de tête, mais illuminés par le génie. Il allait ça et là, quelquefois distrait et absorbé dans des réflexions profondes, jusqu’à demeurer, dit-on, vingt-quatre heures à la même place[1] ; le plus souvent abordant l’un ou l’autre de ceux qui passaient, ou entrant dans les boutiques des artisans, et causant avec chacun du sujet qui lui était propre. Il dialoguait toujours. De quelque vérité simple, accordée tout de suite par ses interlocuteurs, il leur faisait tirer des conséquences imprévues et les conduisait invinciblement, sans paraître intervenir lui-même, à des notions dont ils ne s’étaient pas doutés. Sa méthode devint célèbre dans l’antiquité sous le nom d’ironie socratique ; elle apprenait à penser et à s’assurer que l’on pensait juste. Aussi s’appelait-il lui-même, en souvenir du métier de sa mère, l’accoucheur des esprits. Il amenait en effet l’artisan à concevoir, comme de lui-même, des idées plus élevées et plus rationnelles sur son art ; le politique, sur les affaires de l’état ; le sophiste, sur les questions qu’il agitait. Un grain de raillerie assaisonnait toujours ses conversations. Socrate ne se donnait que pour un homme en quête de la vérité, un chercheur, comme il disait ; il feignait d’abord d’avoir grande confiance dans le savoir de son adversaire et de vouloir s’instruire auprès de lui ; peu à peu, les rôles changeaient, et le plus souvent il le réduisait à l’absurde ou au silence. Chose singulière ! ses accusateurs, le peuple, et d’illustres Athéniens le confondirent avec les sophistes. Il se rapprochait d’eux, en effet, par certains procédés de discussion, mais ils n’eurent point de plus grand ennemi. Il se plaisait à les couvrir de confusion en présence de nombreux auditeurs ; car il n’allait jamais seul. A peine paraissait-il qu’un groupe se formait pour le voir pousser dans la controverse les malheureux dont il ruinait les prétentions et les systèmes. Une troupe le suivait toujours : pour la plupart, des jeunes gens que séduisaient son grand sens, sa parole facile et mordante ; ils formaient son école. Autre différence avec les sophistes : il demandait à ses disciples leur amitié, mais il refusait leur argent.

Socrate a eu pour historiens deux de ses élèves, Platon et Xénophon, l’un, philosophe de génie, qui a beaucoup ajouté, précisé, interprété ; l’autre, esprit d’une élévation ordinaire, nous fait

  1. Exagération légendaire qui sert à marquer que souvent il restait plongé dans ses réflexions jusqu’à en oublier le monde extérieur.