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une harangue éloquente et passionnée. Il les avait exhortés à tout sacrifier pour le salut de l’empire, à se montrer de vrais Russes, assurant que nulle récompense des services qu’il avait pu leur rendre ne serait plus précieuse à son cœur. Il donna l’exemple des sacrifices patriotiques en déposant une somme de 40,000 roubles, qui formait alors toute sa fortune. Enfin, il se disposait à prendre le commandement de ses contingens et à partir pour l’armée.

Tout à coup, des bruits sinistres commencèrent à se répandre dans la ville. Une trentaine de personnes moururent coup sur coup d’une maladie évidemment contagieuse. On n’osait encore prononcer ce mot terrible : la peste. Bientôt les symptômes et les effets de cette épidémie, la rapidité foudroyante de sa propagation, ne laissèrent plus aucun doute. Des jours sombres commencèrent pour Richelieu. Il n’avait pas seulement à protéger Odessa : il répondait du reste de l’empire et presque de l’Europe entière, car le fléau, de cette porte qu’il avait ouverte sur l’Orient, pouvait gagner Moscou et Pétersbourg, prendre à revers les armées russes, se répandre avec elles en Allemagne et en France, ajouter ses ravages à ceux de la guerre, du typhus et de la pourriture d’hôpital. Quelques villages au nord d’Odessa étaient déjà attaqués. Le départ des contingens pour l’armée n’avait laissé à la disposition de Richelieu que quelques centaines de Cosaques. Il prit alors les résolutions les plus énergiques : le cordon sanitaire fut établi assez loin vers le nord, entre Boug et Dniester ; d’autres lignes cernèrent les villages infestés ; à Odessa même, il fut enjoint aux habitans de se renfermer dans leurs demeures jusqu’à ce qu’on pût savoir celles qui étaient atteintes. Chaque matin, des commissaires choisis parmi les notables passaient devant ces maisons, déposaient sur le seuil les provisions pour toute la journée. Quand on put se rendre compte de la topographie du fléau, on établit des lazarets aux portes de la ville, on y enferma les malades d’une part et les suspects de l’autre. Les médecins russes étaient fort inexpérimentés, trop peu nombreux, et plusieurs d’entre eux avaient déjà succombé. Richelieu eut la chance de trouver un Français, Saloz, vétérinaire d’une bergerie près d’Odessa. Il avait autrefois suivi à Paris les cours de Desgenettes, le célèbre médecin de l’armée française d’Egypte, fameux par les cures qu’il accomplit lors de la peste de Jaffa. Saloz, sur vingt malades, réussissait à en guérir quatorze. Ainsi ce fut la science française, la médecine de Desgenettes et les procédés chimiques de Berthollet qui contribuèrent au salut de la Russie. Mais quel horrible spectacle offrit alors Odessa ! Ces rues, ces quais, ces ports, naguère si vivans, étaient déserts ; les maisons étaient hermétiquement fermées ; de temps à autre paraissaient des hommes qui, avec des crocs de fer, traînaient les cadavres aux fosses pleines de chaux. Tous les paiemens étaient suspendus