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Majesté annuellement, par les maladies seules, un tiers des hommes qui y sont employés. Cet état de choses si funeste à présent, quelles suites affreuses n’aurait-il pas si vous étiez attaqué du côté de la Vistule ? On ne peut y penser sans frémir… Si l’on vous voit fort et dégagé de tout embarras, la France vous respectera, l’Autriche et la Prusse reprendront un peu de confiance. Que d’avantages, Sire ! Et peuvent-ils être contre-balancés par le triste avantage d’acquérir la Valachie dévastée, en se donnant une frontière militaire très mauvaise et aigrissant les Turcs à jamais ? En gardant la Moldavie et les places, Votre Majesté sauve l’honneur de ses armes, acquiert une belle province, accomplit les plans de l’impératrice Catherine… Au nom de Dieu, Sire, daignez écouter la voix d’un serviteur fidèle qui vous est profondément dévoué ! Peut-être, hélas ! bientôt il ne sera plus temps. Aujourd’hui, vous pouvez avoir le Séreth : qui sait si, dans deux ans, vous pourrez défendre le Dniester ! Tous vos moyens ne seront pas de trop pour repousser l’orage qui vous menace : rassemblez-les, Sire, et que vos flancs soient libres pendant que vous combattrez sur votre front !


Plus tard, quand Alexandre a cédé sur les provinces roumaines, quand il ne s’agit plus que de quelques postes en Asie, Richelieu revient à la charge avec une insistance nouvelle : « J’ignore quels peuvent être les points que les Turcs ne veulent pas accorder en Asie ; mais je doute qu’ils vaillent la peine de rompre le traité… Votre Majesté peut disposer de 50,000 hommes en cas de paix avec les Turcs, et 50,000 hommes de plus sur un point peuvent décider du sort d’un empire. »

Les prédictions de Richelieu allaient toutes se réaliser : on allait se trouver trop heureux de renoncer non-seulement à la Valachie, mais même à la Moldavie, et encore, dans la lutte contre Napoléon, l’armée de Tchitchagof arriverait-elle trop tard du Midi pour pouvoir barrer à l’envahisseur la route de Moscou. Pour qu’on pût sauver la Ville sainte, il s’en manqua juste de ses 50,000 hommes. Une prévision du duc qui se trouva aussi exacte, c’est l’assurance qu’il avait donnée que les Turcs, dès que la paix serait conclue, ne reprendraient plus les armes, même à l’appel du conquérant français. La Porte, en effet, « ne fut point dupe des belles promesses de Napoléon, » ou plutôt elle fut dupe d’un invincible besoin de repos. Dans la lutte suprême de 1812, où ses destinées étaient en jeu en même temps que les nôtres, elle resta obstinément neutre.

Arrivons au rôle que joua le duc pendant la guerre Franco-russe. Pour le comprendre, il est utile de revenir en arrière et de nous rendre compte de ses sentimens à l’égard de Napoléon. Nous avons vu que celui-ci avait eu la maladresse de laisser au tsar Alexandre