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que la France entière, n’était qu’un border disputé entre toutes les races et où leurs incursions périodiques avaient fait disparaître laboureurs et charrues. Au printemps, c’était une poussée d’herbes vigoureuses, si hautes que le cavalier y disparaissait tout entier avec son cheval ; en automne, c’était une plaine d’herbes desséchées où s’allumaient parfois d’immenses incendies. Sur les kourganes, tertres élevés qui recouvraient les sépultures de guerriers inconnus, qui rompaient seuls la monotonie de la steppe et que l’on comptait alors par milliers, se profilait parfois la silhouette d’un cavalier cosaque ou tatare qui interrogeait l’horizon et cherchait à s’orienter sur cet océan de verdure.

Depuis que Catherine II avait mis à la raison les Cosaques zaporogues, ces brigands chrétiens, et les Tatars de Crimée, ces brigands musulmans, le voyageur avait un peu plus de sécurité, et quelques essais de vie sédentaire et agricole avaient pu se produire. Elle avait fait détruire la setche, ce camp retranché que les Zaporogues avaient établi dans les îles et les marais du Bas-Dniéper, où ils se cachaient avec leur trésor et leur butin de guerre, et où, vivant comme une confrérie de moines militaires, ils ne toléraient la présence d’aucune femme. Elle les avait transplantés des bords du Dnieper à ceux du Kouban, les organisant en Cosaques de la Mer-Noire et utilisant ces barbares en les opposant à d’autres barbares, les Tcherkesses. Elle avait bâti sur le Dnieper, qui coulait désormais sous ses lois, Ekatérinoslav (gloire de Catherine) et la forteresse de Kherson. Elle avait renfermé les Tatars dans la presqu’île de Crimée, les avait d’abord isolés du contact des Turcs en les faisant déclarer indépendans, les avait cernés en fondant sur leurs rivages ses ports. et ses forteresses d’Eupatoria, Sévastopol, Caffa, Kertch, enfin les avait déclarés sujets russes et forcés de renoncer à la vie guerrière pour se consacrer, les uns, dans leur ancienne capitale de Bakhtchi-Séraï, à de petites industries, les autres, dans les vallées verdoyantes de la presqu’île, à la culture de la vigne et des arbres fruitiers. Mais au nord de la Crimée erraient encore les hordes des Nogaïs. Sur le Don, que les Russes tenaient par les places d’Azof et Taganrog, étaient établis ces fameux Cosaques du Don, qui, par leurs rébellions, avaient tant de fois ébranlé l’empire russe, et qui, organisés et enrégimentés, formaient la cavalerie légère de l’empire, et, par leur multitude, faisaient la terreur de l’Allemagne. Si l’on passait la Mer-Noire et si l’on abordait aux rivages du Caucase, on rencontrait le Kouban, petit fleuve qui limitait de ce côté le territoire russe ; au-delà commençait le monde turbulent et indompté des peuplades caucasiennes. Parmi toutes ces barbaries, quelques groupes de colons russes, serbes, allemands, s’adonnaient à l’agriculture, et, sur quelques points du rivage, à Balaklava, à Ialta, à Marioupol, à