Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 84.djvu/633

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

massacre ; les Turcs subissant la mort avec l’impassibilité du fatalisme ; l’ardeur du régiment de Polotski à la tête duquel son aumônier, voyant que tous les officiers étaient tués, se place bravement, le crucifix d’une main et le sabre de l’autre, promettant, comme un apôtre de l’islam, la couronne du martyre à ceux qui marcheraient en avant, menaçant de l’enfer ceux qui reculeraient ; la fureur des victorieux portée à un tel paroxysme que, « malgré la subordination qui règne dans les troupes russes, le prince Potemkin, l’impératrice elle-même, n’auraient pu, malgré toute leur puissance, sauver la vie à un Turc ; » enfin cette effroyable boucherie de 30,000 musulmans, dont plus de 2,000 femmes et enfans, et dont le récit étonna Potemkin lui-même et lui fit passer l’envie de visiter sa conquête.


J’aperçus, raconte le duc, un groupe de quatre femmes, égorgées, entre lesquelles un enfant d’une figure charmante (une jeune fille de dix ans) cherchait un asile contre la fureur de deux Cosaques qui étaient sur le point de la massacrer… Je n’hésitai pas à prendre entre mes bras cette infortunée, que ces barbares voulurent y poursuivre encore. J’eus bien de la peine à me retenir et à ne pas percer ces misérables du sabre que je tenais à la main. Je me contentai cependant de les éloigner, non sans leur prodiguer les coups, et les injures qu’ils méritaient, et j’eus le plaisir d’apercevoir que ma petite prisonnière n’avait d’autre mal qu’une coupure légère que lui avait faite au visage le même fer qui probablement avait percé sa mère. Je découvris, en même temps, qu’une petite médaille d’or, qui pendait à son cou avec une chaîne du même métal, représentait l’image du roi de France. … Cette dernière circonstance acheva de m’attacher entièrement à elle ; et, comme elle vit, par le soin que je prenais à la préserver de tout danger, que je ne voulais lui faire aucun mal, elle s’accoutuma à moi… Le nombre des morts était infiniment accru, et souvent je fus obligé de franchir plusieurs cadavres en tenant dans mes bras ma petite, à qui je voulais épargner l’horreur de fouler aux pieds les corps de ses compatriotes.


Pendant l’action, Richelieu avait reçu deux balles dans ses habits ; Charles de Ligne, qui combattait d’un autre côté, avait été assez grièvement atteint au genou ; Langeron était sain et sauf. Aucun des convives du dîner de Vienne ne manquait donc à l’appel. Quant à Potemkin, « plein de confiance dans le succès d’une expédition dont il avait ordonné positivement la réussite, il n’avait pris d’autres mesures que celle de faire tenir des canonniers la mèche allumée auprès de leurs pièces, afin qu’à l’arrivée du courrier toute la ville de Bender et les environs apprissent que la forteresse d’Ismaïl était au pouvoir des Russes. » Il fit le plus gracieux accueil à