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embarquait déjà les canons sur la flottille de la Kilia, lorsqu’un ordre arriva de Bender. Potemkin enjoignait « non d’attaquer, mais de prendre la place. » En même temps, cet original envoyait au camp un autre original, l’homme le plus propre à relever le moral des chefs et à fanatiser les soldats, le comte Souvorof, le futur capitaine des batailles d’Italie et d’Helvétie.


Cet homme singulier, écrit Richelieu, qui ressemble plus à un chef de Cosaques ou de Tatars qu’au général d’une armée européenne, est doué d’une intrépidité et d’une hardiesse peu communes… Ses succès, fortifiant le préjugé commun à tous les Russes de l’inutilité des précautions et de la science contre les Turcs, augmentent encore leur insouciance totale pour tout ce qui compose l’art de la guerre. La manière de vivre, de s’habiller et de parler du comte Souvorof est aussi singulière que ses opinions militaires… Il mange dans sa tente, assis par terre autour d’une natte, sur laquelle il prend le plus détestable repas… Il s’endort ensuite pendant quelques heures, passe une partie de la nuit à chanter, et, à la pointe du jour, il sort presque nu et se roule sur l’herbe, assurant que cet exercice lui est nécessaire pour le préserver des rhumatismes. Il n’a point de chevaux à lui et, lorsqu’il veut faire une reconnaissance, il monte sur le premier cheval de Cosaque qu’il rencontre ; il part à toutes jambes ; il va ainsi jusque sur le bord du fossé, sans s’embarrasser ni des coups de canon, ni du danger réel d’être pris… S’il n’est pas insensé, il dit et il fait du moins tout ce qu’il faut pour le paraître ; mais il est heureux, et cette qualité, dont Mazarin faisait tant de cas, est, à bon droit, fort estimée de l’impératrice et du prince Potemkin.


Voilà sous les ordres de qui notre brillant gentilhomme de Versailles allait faire ses premières armes. Le 20 octobre, on adressa une dernière sommation aux Turcs ; le 21 éclata une effroyable canonnade, « la plus terrible dont l’histoire de la guerre fasse mention ; » le 22, on donna l’assaut.

Cette sanglante journée a fait une vive impression sur Richelieu, et son récit en prend parfois une puissance descriptive et une intensité de pittoresque remarquables. Il nous peint cette ville d’Ismaïl, « véritable volcan dont le feu sortait de toutes parts ; » ce « cri universel de Allah ! qui se répétait tout autour de la ville » et auquel répondait le cri de guerre des Russes ; les décharges de mousqueterie si multipliées qu’il n’avait « jamais vu à l’exercice un feu de file aussi nourri et aussi soutenu ; » les soldats affolés, sourds aux commandemens, épuisant dans une fusillade forcenée leurs dernières cartouches ; les cris des femmes et des enfans qu’on