Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 84.djvu/613

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
607
LA QUESTION HOMÉRIQUE.

là, dans un rôle nouveau, sous des traits dont quelques-uns s’étaient déjà gravés dans la mémoire, tandis que d’autres se montraient pour la première fois, un personnage que l’on avait déjà rencontré dans d’autres chants. C’est comme lorsqu’on retrouve après bien des années, vieilli et déjà changé, mais pourtant encore reconnaissable, un camarade d’enfance, un ami de jeunesse. Dans les récits qui faisaient de Nestor le contemporain d’Hercule et de Pirithoüs, « le cavalier Gérénien, » comme on l’appelait, était vanté pour sa bravoure, pour ses rapides incursions sur le territoire ennemi, pour ses exploits de force et d’agilité ; mais sans doute il se distinguait déjà par un don précoce de réflexion et de sagesse. Il était l’Ulysse de ce premier cycle, et peut-être avait-il mérité dès lors le titre qu’il porte dans l’Iliade, celui de « l’harmonieux harangueur des Pyliens, » λιγὺς Πυλίων ἀγορητής. En passant sur sa tête, les années lui ont enlevé la force de combattre ; mais elles ont beaucoup ajouté à son expérience, elles ont mûri sa sagesse, elles en ont augmenté le crédit et l’autorité. Les contes où il se complaît servent à établir son identité ; les premiers auditeurs de l’Iliade, en le voyant, dès le début du poème, siéger parmi les chefs et chercher à empêcher la querelle d’éclater entre Agamemnon et Achille, ont dû être charmés de saluer, au milieu de ces figures dont plusieurs peut-être n’éveillaient pas en eux de souvenirs, un visage qui leur était familier. Avec cette finesse de perception que donnait à ces illettrés l’habitude qu’ils avaient de ces récitations épiques, le principal divertissement de leur vie, avec la bonne foi et le sérieux qu’ils y portaient, ils ont dû noter curieusement les différences et les ressemblances ; rien n’a dû leur échapper de ce que le poète ajoutait à l’image qu’ils avaient dans l’esprit, et c’était pour eux une jouissance de comparer le vieillard au jeune homme, de le sentir, dans cette existence qui avait dépassé le terme moyen de la vie, à la fois un et divers, d’expliquer son présent par son passé, son rôle actuel par son caractère d’autrefois, que l’âge avait marqué de son empreinte, sans en effacer la physionomie et l’expression première.


IV

Je n’ai jamais, pour ma part, rouvert l’Iliade sans avoir, dès l’abord, en relisant le premier chant, le sentiment très vif d’un grand dessin conçu clairement et exécuté d’une main sûre. On se rappelle cette exposition magistrale où des incidens si bien amenés mettent aux prises Achille et Agamemnon, où, dans la dispute qui s’engage, les voix s’enflent par degrés, et, de réplique en réplique, montent jusqu’à cette invective superbe qui provoque la menace de l’Atride, menace bientôt suivie d’effet ; Achille se retire