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LA QUESTION HOMÉRIQUE.

ϰλέα ἀνδρῶν[1]. Composait-il des espèces de ballades ou récitait-il des cantilènes que lui avaient appris les aèdes ? Le poète ne le dit point, et il n’indique pas non plus quel était le thème des chants de ce Thamyris, le seul aède qui soit nommé dans l’Iliade, dont les Muses furent jalouses et dont elles châtièrent l’orgueil en le rendant aveugle et muet[2]. Si le poète est presque absent de l’Iliade, c’est peut-être parce que celle-ci ne représente que la vie du camp, que la guerre et ses péripéties sanglantes ; la vraie place de l’aède, c’est, dans le palais du roi, la salle où se réunissent ses parens, ses compagnons et ses hôtes, la salle du festin où l’on passe, à se divertir, des journées entières et une partie de la nuit. Là, entourés d’auditeurs qui ne se lassent pas d’écouter, Phémios et Démodocos, l’un à Ithaque et l’autre chez les Phéaciens, célèbrent les amours adultères d’Ares et d’Aphrodite, les exploits des Achéens sous les murs de Troie et les maux qu’ils y ont subis, les ruses qui leur ont assuré la victoire, enfin les périls et les désastres du retour ; on les remercie par des paroles comme celles qu’Ulysse adresse à Démodocos : « Les aèdes sont dignes d’honneur et de respect parmi tous les hommes qui habitent sur la terre, car la Muse leur a enseigné le chant et elle aime la race des aèdes[3]. »

Si les tableaux de bataille qui remplissent l’Iliade n’ont pas fourni à son auteur l’occasion de montrer l’aède dans l’exercice de sa fonction sociale, l’Iliade, cependant, elle aussi, rappelle, sous une autre forme, les poèmes qui l’ont précédée. Tydée, le père de Diomède, avait été le héros de chants qui étaient encore très répandus au temps d’Homère ; c’est ce que permet de supposer une allusion deux fois répétée aux exploits qui signalèrent Tydée quand, seul des Argiens, il pénétra, comme messager, comme parlementaire, dirions-nous, dans la ville de Thèbes, quand il ne craignit pas d’y provoquer tous les Thébains à des exercices de force et d’adresse, et se tira, au retour, par sa seule vaillance, d’une embuscade où pensaient le faire périr ceux dont il avait humilié l’orgueil. Dans la bouche d’Agamemnon, qui exhorte Diomède à se couvrir d’autant de gloire que l’a fait son père en cette occurrence, les phases principales de l’aventure sont clairement indiquées ; nous avons là comme une analyse de ce chant d’une Thébaïde antérieure à l’Iliade[4]. Ailleurs, Pallas, dans une circonstance semblable, se contente d’un résumé bien plus succinct ; mais, dans ces quelques

  1. Iliade, IX, 189.
  2. Iliade, IV, 594-660.
  3. Odyssée, VIII, 479-481.
  4. Iliade, IV, 375-401.