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LA QUESTION HOMÉRIQUE.

les plus lumineux et les plus brillans, ceux aussi que le timbre de leur son et la quantité de leurs syllabes rend les plus aptes à faire vibrer, en vertu de certaines affinités mystérieuses, toutes les cordes de la sensibilité, à mettre l’imagination en branle et à lui donner ainsi la plus vive et la plus délicate des jouissances.

Ces épithètes reviennent presque à chaque vers dans l’Iliade ; mais, si nous en avons bien compris la valeur et la portée, elles remontent à une plus haute antiquité. Je ne sais qui a dit que la mythologie homérique était déjà de la mythologie défraîchie. Les dieux n’étaient, à l’origine, que les forces mêmes de la nature avec lesquelles ils se confondaient ; dans l’Iliade, ils sont devenus des personnes morales, à âme et à visage d’homme ; or, pour créer des types tels que ceux de Zeus et d’Apollon, d’Aphrodite et d’Athéna, des types dont chacun représente déjà un notable effort d’abstraction et de pensée, il faut que l’intelligence soit sortie de l’âge des longs et candides émerveillemens. On n’en est pas assez loin encore pour avoir perdu le sens et le goût de ces beaux adjectifs, de leur ampleur sonore et de leur puissance expressive ; on continue d’en user parce qu’on y est accoutumé, parce qu’ils entrent bien dans le vers, parce qu’ils facilitent la tâche du poète ; mais l’état d’esprit que traduisent ces épithètes n’est déjà plus tout à fait celui des contemporains d’Homère. Elles sont un legs du passé, d’un passé déjà lointain ; comme une foule de phrases faites et de locutions qui portent la même empreinte et dont il serait intéressant de dresser la liste, elles font partie du fonds que ces premiers interprètes du génie grec ont amassé laborieusement et qu’ils ont transmis, comme un trésor qui grossissait d’année en année, au poète souverain qui devait en tirer la matière d’une œuvre immortelle.

Ce qui confirme l’induction psychologique en vertu de laquelle nous attribuons un caractère antérieur et primitif à celles des épithètes dites homériques qui définissent des phénomènes naturels ou des catégories d’êtres vivans, c’est une observation à laquelle donnent lieu ceux de ces qualificatifs qui sont attachés à la personne des dieux et des héros. Plusieurs de ces épithètes ne s’expliquent pas par les données mêmes du poème, par les traditions qui y ont été mises en œuvre. Deux exemples suffiront. Kronos est souvent mentionné dans l’Iliade ; il y est toujours nommé ἀγϰυλομήτης, le dieu « aux pensées crochues, rusé. » Or les seuls faits de son histoire légendaire qui soient rappelés dans l’Iliade, c’est qu’il est le père commun de Zeus, de Poséidon et de Hadès, et que Zeus l’a détrôné, qu’il l’a précipité là « où on ne jouit ni de l’éclat du soleil