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modernes, assises, il est vrai, sur d’autres bases, voient pourtant sans colère.

Rhéteurs qui analysaient les procédés du langage, sophistes qui analysaient les idées morales et politiques, c’était tout un. Les derniers ne formaient pas une école enfermée dans un système particulier. Ils représentaient un certain état des esprits et un des côtés de la philosophie grecque, le scepticisme. Ils ne croyaient à rien, si ce n’est à l’art de bien dire ; préparaient, chacun a sa manière, des orateurs pour les assemblées ou des discours pour les plaideurs, comme nos avocats louent leur parole ou vendent leur science, comme nos maîtres de tout genre la donnent en échange d’un salaire légitime. On croit qu’ils vinrent de Sicile à un certain jour qu’on nomme et qu’on date. On peut le dire pour Gorgias ; mais les sophistes et les rhéteurs ne sont pas un produit artificiel ; ils sortent des entrailles mêmes de la société grecque de ce temps. « Le plus grand des sophistes, a dit Platon, c’est le peuple ; » il voulait dire : c’est la démocratie, qui aime trop les beaux parleurs et a bien rarement la prudence d’Ulysse, lorsqu’il passa près des Sirènes.

Les quatre écoles qui, depuis Thalès, avaient cherché la vérité hors de l’enseignement religieux, par les seuls efforts de l’esprit, n’avaient produit que des hypothèses fondées sur des raisonnemens a priori. La sophistique fut la réaction qui devait inévitablement se produire contre un dogmatisme impérieux, comme le scepticisme philosophique succédera aux affirmations doctrinales de Platon et d’Aristote. Ces oscillations de l’esprit sont d’ordre naturel. Les Ioniens avaient essayé d’expliquer la création par la matière, les Éléates par la pensée, les Pythagoriciens par les nombres, Leucippe et Démocrite par les atomes. Malgré des conceptions puissantes, aucun problème n’avait été résolu, et les systèmes s’étaient brisés les uns contre les autres, sans faire jaillir la lumière. Sur la voie suivie par les philosophes, on ne voyait donc que des ruines, et il y en aura toujours, attendu que, parmi les questions qu’ils agitent, il en est qui dépassent notre intelligence, comme il est des efforts qui sont au-dessus de notre puissance musculaire. C’est l’honneur de l’esprit humain de vouloir pénétrer jusqu’aux principes des choses ; c’est le malheur de sa condition de n’y arriver jamais ; et, quand il se sent vaincu dans cette lutte pour la conquête de la vérité, il s’abandonne parfois à des négations aussi téméraires que l’avaient été les audaces métaphysiques. Ainsi en arriva-t-il en Grèce au temps où nous sommes.

La sophistique, qu’Aristote définit « une sagesse apparente, mais non réelle, » est l’avènement de l’esprit critique. Comme toute puissance nouvelle, elle ne sut ni mesurer, ni ménager ses forces.