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D’Argenson tint parole ; ordre exprès fut envoyé à tous les agens français, non-seulement de ne montrer aucune humeur, mais de parler de la paix de Dresde comme d’un événement heureux, dont la France n’avait qu’à se féliciter, et de continuer à concerter leur conduite avec les agens prussiens comme si rien n’était venu trahir leur confiance. S’adressant même en particulier à Valori, qui était naturellement le plus difficile à convertir, d’Argenson terminait son exhortation par cette assertion au moins hasardée : — « J’ai toujours été convaincu que le roi de Prusse avait fait, dans les vertus civiles, le même progrès que dans les vertus militaires. Effectivement, il s’est conduit dans tout ceci avec franchise. » — Des serviteurs n’ont qu’à obéir : aussi les ministres français, dans les diverses cours, s’exprimèrent-ils unanimement, sur l’événement qui défrayait toutes les conversations, dans des termes qui leur attirèrent les complimens des gazetiers autrichiens sur les sentimens de philosophie chrétienne, dont ils faisaient preuve[1].

Tout le monde, à la vérité, et surtout tous les collègues de d’Argenson, n’étaient pas, sinon aussi bons chrétiens, du moins aussi philosophes que lui. Plus d’un (Chambrier le rapporte) demeura convaincu que, la Prusse une fois pacifiée et mise à l’abri de tous les orages, son souverain n’aurait pas un désir bien pressant de faire partager autour de lui les bienfaits du repos dont il allait jouir. Il pourrait bien, au contraire, être tenté d’attiser le feu entre les deux grandes puissances qui restaient en lutte, pour les épuiser l’une par l’autre, et s’élever lui-même à leurs dépens et sur leurs ruines. Mais ceux-là mêmes qui pensaient ainsi, une fois le mal fait et irréparable, ne trouvaient, non plus, nul avantagea en montrer trop d’irritation ni d’alarme. La vraie manière d’y porter remède, suivant eux, c’était, pour la France, de tourner ses regards et ses forces vers le terrain où le succès de ses armes était glorieusement incontesté. Pousser activement la marche audacieuse de Maurice de Saxe en Flandre ; soutenir les progrès plus lents, plus modestes, mais pourtant continus de Maillebois en Italie ; enfin appuyer par un secours effectif les prodiges que Charles-Edouard faisait en Écosse, c’était là, suivant eux, la seule voie à suivre pour se consoler et se venger en même temps des échecs définitivement subis au-delà du Rhin. Raisonnant ainsi, ils n’étaient pas éloignés de trouver qu’après tout il était heureux de n’avoir plus, sous aucun prétexte, à s’occuper des affaires d’Allemagne, et d’être délivré, même à tout prix, de l’allié exigeant et suspect qui tendait toujours à nous ramener vers cette ingrate

  1. Chambrier à Frédéric, 6 janvier. — D’Argenson à Valori, 28 janvier 1746. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.)