Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 84.djvu/528

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que je sens doublement le bonheur de m’être tiré d’un pas très scabreux par la valeur de mes troupes : si j’avais été malheureux, Votre Majesté se serait contentée de me plaindre, et j’aurais été sans ressource. Votre Majesté veut que je prenne conseil de mon esprit : je le fais, puisqu’Elle le veut, et il me dicte de mettre promptement fin à une guerre qui, n’ayant point d’objet depuis la mort du défunt empereur, ne cause qu’une effusion de sang inutile… Il me dit qu’il est temps de penser à ma propre sûreté, que la fortune est changeante, et qu’après tout, je n’ai aucun secours d’aucune espèce à attendre de mes alliés… Les Autrichiens et les Saxons ont envoyé ici des ministres pour négocier la paix, et, après la lettre de Votre Majesté, il n’y a plus qu’à signer. Après m’être acquitté de ce que je dois à l’état et à ma propre sûreté, aucun sujet ne me tiendra plus à cœur que de pouvoir être de quelque utilité à Votre Majesté. »

Un billet à l’adresse de Valori, pour le charger d’expédier cette réponse, était plus maussade encore : — « Monsieur, voici la réponse que j’ai faite au roi, votre maître, à la lettre que vous venez de m’envoyer de sa part… Si cette nouvelle ne fait pas plaisir à votre cour, elle ne peut s’en prendre qu’à elle-même, n’ayant jamais voulu m’assister ni de subsides suffisons, ni de troupes… Pour notre personnel, je crois que nous pouvons rester amis tout comme auparavant. Pour moi, je suis content d’avoir la consolation de n’avoir jamais été aux aumônes du roi de France. Je suis avec estime, monsieur, etc. » — Et, en post-scriptum : — « La paix est faite ; tu l’as voulu, tu l’as voulu, etc.[1]. »

On s’explique difficilement le ton d’aigreur, et presque d’insulte, qui règne dans ces deux pièces. Parvenu au comble de ses vœux, jouissant à la fois du bienfait de la paix et de tout l’honneur de la victoire, Frédéric gardait un tel avantage de situation sur son royal correspondant qu’il n’avait nul besoin et qu’il n’était pas digne de son esprit politique d’en abuser à ce point. Dans la neutralité où il se félicitait de rentrer, son intérêt était de ménager les deux adversaires dont la lutte allait se continuer sous ses yeux, au besoin même d’entretenir leur conflit, non de les pousser à bout l’un et l’autre, au risque de leur faire naître la pensée de s’unir un jour contre lui. La France, d’ailleurs, avait encore un service à lui rendre : c’était d’occuper l’Autriche pour l’empêcher de reprendre haleine et de songer même à revenir sur les conditions qu’elle avait dû subir. La prudence, cette qualité qui fit rarement défaut à Frédéric, lui commandait donc d’avoir égard à l’émotion naturelle

  1. Frédéric à Louis XV et à Valori, 25 décembre 1745. — Pol. Corr., t. IV, p 380-390.