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Si la lettre eût été expédiée quinze jours plus tôt, au moment où Frédéric se voyait contraint de réclamer des secours qu’on était en droit de lui refuser, et si elle eût été destinée à préparer le coup de théâtre d’un changement de politique, — si c’eût été, en un mot, un congé donné en termes polis à l’alliance prussienne, — le fond et la forme n’eussent manqué ni de dignité ni d’adresse. Les griefs qui justifiaient de notre part de légitimes représailles s’y trouvaient accusés dans des termes dont la modération même accroissait la sévérité ; la demande de conseil, qui dissimulait mal, de la part de Frédéric, une pétition d’une autre nature, était repoussée avec une ironie assez fine qui n’eût pas mis les rieurs du côté du solliciteur ; enfin les victoires des armes françaises, fièrement rappelées, pouvaient paraître une réponse méritée à d’indécentes railleries. Mais arrivant à contretemps, au moment où l’allié infidèle avait su se passer de la France et où la France avait manqué l’occasion de se passer de lui, terminée par un post-scriptum complimenteur et suivie d’une dépêche où d’Argenson se montrait transporté de joie des succès prussiens, une pareille épître n’était plus qu’une boutade d’humeur impuissante. Il ne sied pas à la majesté royale de se plaindre d’une injure, quand le châtiment immédiat ne doit pas suivie, et il n’est jamais utile d’offenser ni un ami douteux avec qui on ne veut pas rompre, ni un ennemi caché qu’on n’espère pas intimider.

D’Arget, dès son arrivée, demanda à remettre la pièce en main propre au roi ; il n’obtint pas cette faveur sans quelque peine : le roi, lui fit-on dire, assistait à un concert et ne voulait pas se déranger. La remise une fois faite, une audience lui fut assignée pour le lendemain, à cinq heures du matin. Le roi le garda en tête-à-tête une heure et demie, lui parlant de toutes choses avec une bienveillance hautaine et un calme affecté. — « Je ne devais pas m’attendre, dit-il, au ton de la lettre du roi de France ; ce n’est qu’une ironie ; il ne me laisse rien à espérer, et me conseille de prendre le partit que je trouverai le plus sage. Eh bien ! il est pris : je fais la paix avec la Saxe et la reine de Hongrie. J’ai couru trop de périls ; je suis, las de jouer quitte ou double : mon armée et mon peuple ont besoin de repos. La constance même de la fortune m’étonne ; je craindrais de m’exposer de nouveau à ses caprices. J’ai assez de gloire, puisque j’ai obligé mes ennemis à me demander la paix dans leur capitale par l’organe du grand chancelier de Bohême. » Il ajouta qu’une fois rentré dans la neutralité, il s’emploierait de bonne grâce pour le rétablissement de la paix générale ; et, se posant déjà en arbitre, il indiqua à quelles conditions, dans sa pensée, la France avait droit de prétendre et ferait sagement de se