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pouvoirs en poche, avec l’ordre d’en faire usage, positivement donné, bien que parfois singulièrement commenté par d’Argenson. Mais il semblait qu’une lenteur désespérante fut l’attribut de tout ce qui tenait à l’Autriche, généraux ou diplomates : le comte d’Harrach, aussi difficile à remuer que le prince de Lorraine, bien qu’annoncé de jour en jour depuis un mois, n’arrivait pas. M. d’Arneth nous apprend qu’il avait cru devoir passer au camp autrichien en Bohême, et qu’il s’y attardait, occupé qu’il était à apaiser le cri de mécontentement qui s’élevait dans toute l’armée contre son général. Mais en attendant, ce délai laissait Vaulgrenant en quelque sorte sur des épines. Encore officiellement allié de Frédéric, mais secrètement en intelligence avec Auguste, quel parti devait-il prendre, quel langage tenir en présence du conflit aigu dont il était témoin ? Fallait-il applaudir au succès des armes prussiennes, ou compatir aux embarras du ministre saxon ? Que dire et même que penser, quels vœux former au fond de l’âme ? Où était l’intérêt de la France et de son roi ? où le devoir de leur représentant[1] ?

Et ce n’était pas de Versailles qu’il pouvait attendre la lumière. Les instructions de d’Argenson, de plus en plus obscures et contradictoires, se ressentaient à la fois et du trouble auquel le ministre lui-même était en proie et des divisions qui partageaient le cabinet dont il faisait partie. Là, la confusion était au comble. La reprise imprévue des hostilités par l’Autriche, le revirement qui s’en était suivi dans l’attitude de Frédéric, les instances nouvelles et presque suppliantes de son envoyé, avaient porté les dissidences intérieures du ministère français au dernier degré de la vivacité et de l’aigreur. Si d’Argenson n’eût suivi que l’impulsion de ses instincts, au moindre signe de repentir venu de Berlin, il eût tendu les bras tout ouverts à l’enfant prodigue. Loin de fermer l’oreille aux prières de Chambrier, il se laissait presque convaincre par lui que la convention de. Hanovre, dictée par les meilleures intentions, n’avait fait que poser des bases très acceptables pour une paix européenne. Il en venait à penser que le seul tort de Frédéric était d’avoir manqué de confiance et agi sans le prévenir. — « Pourquoi ne m’avoir rien dit ? s’écriait-il ; il savait pourtant bien que Je suis Prussien de la tête aux pieds, parce que Je suis bon Français. » — Mais ses collègues n’étaient pas si faciles à attendrir ni si prompts à passer l’éponge sur un grief dont au fond ils s’applaudissaient d’être en mesure de profiter. Orry déclarait plus haut que jamais que sa bourse était vide, et qu’il n’en tirerait pas un écu pour venir

  1. D’Arneth, t. III, p. 149-150. — Vaulgrenant à d’Argenson, 17, 20 et 29 nov. 1745. (Correspondance de Saxe. — Miniature des affaires étrangères.)