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à la malice de l’auditoire son intimité avec sœur Philomène, il lui rive le caquet au bord du bec… Dégagé des choses du sentiment, Barnier n’a jamais aimé qu’une femme ; Et voici qu’on l’apporte, cette femme, la misérable Romaine, dans la salle voisine, et que Barnier lui-même reçoit la mission de torturer son corps.

Maintenant c’est le dortoir, où s’enfoncent deux files de lits ; entre les deux, au bout de l’allée, un autel, avec une statue de la Vierge. Et c’est, au premier plan, la plainte de Romaine ; cette paysanne dont la débauche parisienne et ses violens hasards n’ont pu rainer entièrement la vigoureuse beauté : elle veut vivre, elle veut aimer encore, elle veut aimer cet homme, le premier qu’elle ait connu ; elle le supplie en même temps et l’injurie comme un bourreau. Inclinée sur ce la de douleur, c’est là pitié de l’homme, et c’est aussi ce charitable amour qui s’attache à la courtisane malheureuse, cet amour désespéré qui veille une maîtresse mourante ; Et, passant au pied de cette couche, c’est la promenade de la sœur, la sévérité de sa foi morale, l’indignation de sa jalousie ; c’est d’abord son farouche silence ; et puis sa voix, soudainement durcie : « Numéro 29, vous parlez trop haut ! » Et, tout à coup, parmi l’humble commérage des convalescentes, c’est là controversé passionnée de la religieuse et de l’interne, l’une attestant son Dieu, l’autre blasphémant cet impassible témoin des douleurs humaines. Et, enfin, c’est l’agonie de la pauvre fille, ses gémissemens, la chanson de son délire, alternant avec la prière du soir, que la sœur récite au fond de la salle, avec les répons des malades, chuchotes à l’unisson, — avec tout ce concert d’actions de grâces qui s’exhale, par une ironie sacrée, de ce lieu de souffrance et de mort : Un grand cri :.. Tout est consommé. Barnier s’approche de la sœur : « Cessez vos prières : elles sont vaines. — Pas plus que votre science. »

Drame inachevé, peut-on dire ; — inachevé comme On ne badine pas avec l’amour : « Elle est morte !.. Adieu Perdican. » Barnier emporte ailleurs son chagrin ; sœur Philomène peut ici pleurer à son aise, pendant des années et des années. — L’œuvre troublante de Musset m’a poursuivi d’un souvenir, depuis ces déclamations presque lyriques de la religieuse et de l’interne jusqu’à leurs derniers accens. Et songez qu’entre ces murs où résonne et s’élève un pareil écho, tout à l’heure, au ras du sol ; voletaient les propos d’une récréation de carabins !.. Est-ce une soirée perdue ? Vous ne le penserez pas. Mais ce que je ne puis rendre, c’est la communication d’idées et d’émotions entre cette humble scène et cette petite salle. Allant et venant de plain-pied avec le public, ces personnages ne sont pas des héros de théâtre, mais des créatures mêlées à notre humanité. Sous le nom de Barnier, M. Antoine, le créateur, le directeur du Théâtre-Libre, est l’un