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Il chante d’une voix magnifique, avec netteté et vigueur. Le comédien ne vaut pas le chanteur ; mais le rôle est si difficile, surtout pour un Français ! Mme d’Ervilly, qui remplaçait Mme Escalaïs, chante, hélas ! avec aussi peu de sûreté que d’assurance. C’est dommage, l’organe est agréable. Quelle artiste il faut pour ce rôle d’Elvire, ce rôle ingrat de femme gênante ! Qui donc saurait dire avec l’accent, avec la gradation voulue de reprise en reprise, l’air : Mi tradi quell’ alma ingrata, imprudemment rétabli à l’Opéra ? Qui donc ? Mme Devriès peut-être. Elle chanta jadis magistralement au Conservatoire cette page austère, qui veut, comme l’ensemble du rôle, une cantatrice de grand style. Cette cantatrice, hélas ! ne la cherchez pas à l’Opéra ; n’y cherchez même pas une cantatrice de style moyen. Le grand vide de Don Juan, le vide qui compromet le plus l’ensemble de l’œuvre, c’est l’absence d’une doña Anna. Mme Adiny se démène et se surmène en vain dans ce rôle, qu’il faut chanter comme la Krauss, ou pas du tout. Quant à don Juan, on peut ne pas le chanter, surtout ne pas le représenter comme Faure, et le bien chanter pourtant. C’est le cas de M. Lassalle. Sachons-lui gré notamment de dire la sérénade telle que Mozart l’a écrite ; cette déférence fait honneur à l’artiste. Mme Bosman est une avenante Zerline ; M. Sentein, qui joue Masetto, nous a paru le plus naturel de ses camarades, le plus à l’aise dans son rôle. M. Bataille est moins à l’aise dans le sien. C’en est fait de la dernière scène, si une voix terrible ne sort pas de la cuirasse de pierre, et l’autre soir il n’en sortait presque rien.

Mais Don Juan a contre lui, à l’Opéra, plus qu’une interprétation de second ordre ; il a les conditions mêmes dans lesquelles on le donne chez nous : la traduction française, notre habitude d’un répertoire tout différent, un théâtre enfin qui convient à ce répertoire et à lui seulement.

Toute traduction française de Don Juan est une trahison : celle de Duprez comme celle de Blaze et Deschamps, comme celle, horrible entre toutes, qui figure dans l’édition Littolf. D’aucuns, parmi les avancés de la musique, reprochent à Mozart de n’avoir pas le génie dramatique, de méconnaître ou de mépriser la vérité de la déclamation, de mettre sur les paroles de la musique quelconque. Mais ce sont les traducteurs qui mettent des paroles quelconques sous la musique du maître, et qui faussent et dénaturent ainsi l’accent nécessaire et l’expression vraie. Mozart, surtout le Mozart de Don Juan, avait, autant que les dramaturges lyriques du jour, l’intelligence et le respect de la parole humaine. Il ne chantait pas pour ne rien dire. Qu’on étudie plutôt l’admirable appropriation des notes aux mots dans l’air de doña Anna : Or sai chi l’onore, et dans le récit précèdent, qu’on regarde encore l’entrée du commandeur, cet appel terrible sur le nom seul de :