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parfaitement expliqué les prévisions de Bacon. Mais où nous nous séparons de lui, c’est quand il semble admettre que c’est Bacon qui a déterminé ce mouvement immense d’industrie scientifique dont nous sommes les témoins. D’abord, un progrès tout à fait analogue, quoique moins général, s’est produit dès l’antiquité. Les magnifiques monumens qu’elle nous a transmis et que nous pouvons juger malgré leurs ruines, ses entreprises perpétuelles de civilisation pacifique ou de guerre, attestent assez que la science appliquée aux arts n’a pas été plus inconnue des anciens que du moyen âge et de nous. En second lieu, le siècle même où Bacon a vécu avait réalisé bon nombre de découvertes avant qu’il n’écrivit. Son mérite, qui n’en est pas moins considérable, c’est d’avoir deviné l’explosion qui se préparait, de l’avoir encouragée, et même de l’avoir louée avant qu’elle n’éclatât dans toute son énergie. Notre temps est encore plus fertile en inventions que ne l’ont été les deux siècles précédens ; serait-il équitable de reporter à l’influence de Bacon ce que nous voyons et ce que verront nos successeurs ? Ce serait une exagération que peut excuser le patriotisme, mais que l’impartiale histoire ne ratifie pas.

Que reste-t-il des conseils éloquens et répétés de Bacon ? Ceci uniquement, si on l’en croit : que la philosophie, depuis sa plus lointaine origine jusqu’au XVIIe siècle, a fait fausse route, et qu’elle doit à tout prix cesser d’être spéculative, pour devenir pratique et utile. Avoir contre soi Macaulay, Bacon, peut-être Descartes, et certainement la plupart des savans contemporains, qui tiennent la philosophie en fort médiocre estime, c’est beaucoup ; mais cependant nous ne nous rendons pas, et nous résistons sans hésiter à ces autorités imposantes. Nous maintenons que la philosophie n’a point à se réformer ; elle n’a nullement à changer de rôle ; sa mission est bien toujours celle-là même que lui assignaient les sages de l’antiquité, quand ils la nommaient la science des choses divines et humaines. Etudier l’esprit de l’homme, la nature et Dieu, lui suffit ; c’est là son devoir ; et dans la division du travail intellectuel, sa part est assez grave et assez large pour l’absorber entièrement. La tâche est si ardue qu’en s’y consacrant sans réserve, elle ne peut pas même se flatter de l’accomplir dans toute son étendue. Les questions qui lui sont confiées sont trop hautes et trop mystérieuses pour que l’esprit de l’homme n’y. succombe pas quelquefois, en dépit des efforts les plus énergiques et les plus constans. Le mot de l’énigme universelle n’a été définitivement trouvé, ni par Socrate, ni par Platon, ni par Aristote, ni par Descartes. Dans les religions, ce mot n’est trouvé que pour les croyans et les fidèles ; il reste éternellement à chercher : chaque philosophe vient à son tour