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secouer un joug tutélaire. Cet aveuglement a été châtié par des chutes inévitables, qui peut-être ne préviendront pas de nouvelles témérités ; celles de Spinoza n’ont pas manqué d’imitateurs. Quant à nous, écoutons doublement Descartes lorsqu’il nous affirme, en philosophe et en juge expérimenté des choses sociales, « qu’il reçoit une extrême satisfaction des progrès que sa méthode lui a fait faire dans la recherche de la vérité, et que si, entre les occupations des hommes, purement hommes, il y en a quelqu’une qui soit solidement bonne et importante, il ose croire que c’est celle qu’il a choisie. »

Si l’esquisse qu’on vient de tracer n’est pas inexacte, si le passé de la philosophie, sa nature et sa relation avec les sciences, sont tels qu’où les a exposés, quel sérieux dissentiment peut subsister entre la philosophie et la science de nos jours ? Les sciences n’ont-elles pas besoin de la philosophie toutes les fois qu’elles veulent scruter les principes sur lesquels elles reposent ? La philosophie ne doit-elle pas toujours emprunter les matériaux de ses synthèses aux sciences particulières ? Qu’y a-t-il de changé ? Rien, absolument rien, non pas seulement depuis Descartes, mais depuis l’antiquité, notre vénérable aïeule. Ce n’est donc qu’un malentendu entre la science contemporaine et la philosophie. Par la nature même des choses, ce malentendu ne saurait être définitif, mais il peut durer longtemps. La philosophie, mère des sciences plutôt que leur sœur, comme le supposait Claude Bernard, n’a rien à craindre, et elle ne peut pas périr ; mais elle peut souffrir des éclipses plus ou moins prolongées. Le spiritualisme cartésien est la vérité même, et tout système qui ne l’admet pas, ou qui le contredit, est condamné à être faux et même dangereux, soit pour la conduite de l’intelligence, soit pour l’ordre social. Mais malgré l’éclat que le spiritualisme a jeté, quand l’éloquence de Victor Cousin l’interprétait, voilà soixante ans, il n’a pas persuadé le XIXe siècle, qu’entraînent en sens contraire une foule de causes qui ne regardent plus la philosophie. C’est dans le siècle précédent que cette tendance regrettable s’est manifestée ; elle s’est fortifiée de plus en plus, malgré des résistances venues de côtés divers. Aujourd’hui, elle domine dans les sciences, et l’on n’entrevoit pas de motif pour que cette aberration cesse de sitôt. On nous permettra de plaindre notre siècle, sans désespérer de l’avenir. La philosophie a traversé des temps plus durs ; étant ce qu’elle est et ne redoutant pas d’être jamais dépossédée, elle se résigne sans peine à être moins en honneur ; elle se passe d’une vogue qu’elle n’a jamais ambitionnée et qui pourrait la compromettre, en l’enivrant, comme il est arrivé au XVIIIe siècle, père et corrupteur du nôtre.