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présence étaient dignes l’un de l’autre. On peut se convaincre qu’il ne manqua à la rivale de Frédéric, pour l’égaler en tout genre, que de pouvoir, comme lui, joindre l’action à la pensée, et exécuter de sa propre main ce que son esprit savait concevoir. C’était par l’exécution, en effet, qu’allait manquer ce grand dessein, dont une femme de génie, reléguée au fond d’un palais par ses devoirs d’épouse et de mère, était forcée de confier l’accomplissement à des instrumens incapables, non-seulement d’en assurer le succès, mais même de le bien comprendre.


II

C’était tout de suite, d’ailleurs, que la partie demandait à être jouée avec autant de résolution et d’intelligence qu’il en avait fallu pour en faire le plan ; car Frédéric n’était pas de ceux qu’on peut endormir ni tromper bien longtemps. Un premier soupçon du péril nouveau qui grondait contre lui à l’horizon lui fut donné par l’empressement du ministre russe à lui apporter, dès son arrivée, la déclaration hostile concertée entre Vienne et Pétersbourg. Cette hâte lui parut suspecte, puisque, toute idée d’agression en Saxe étant de sa part indéfiniment ajournée, rien ne la rendait immédiatement nécessaire. — « Mon cher Podewils, écrit-il sur-le-champ, ne voilà-t-il pas de ces maudits incidens qui gâtent tout ? » — A la réflexion, cependant, on voit qu’il en vient encore à se rassurer : la Russie est bien éloignée, pense-t-il, et il y a loin encore d’une menace à une exécution : « Tous les chiens qui aboient ne mordent pas. » Puis, à changer l’appui de l’Angleterre contre celui de la Russie, il n’est pas sûr que l’Autriche ait fait un troc à son avantage. — « On a plus besoin, à Vienne et à Dresde, d’argent que de paroles : les Anglais donnent l’un, les Russes l’autre, et, dans la nécessité de ce précieux métal, on sera obligé de faire plier l’orgueil sous la force de l’intérêt. »

Mais le lendemain, nouvelle, et, cette fois, tout à fait grave alerte. Un avis certain arrive du mouvement inexplicable du prince Charles vers la frontière de Lusace. Qu’est-ce là ? N’est-ce point un piège ? Veut-on l’entraîner à se mettre en prise lui-même, en faisant naître le cas prévu de l’intervention russe ? — « Ne serait-ce point, écrit-il encore, pour nous attaquer par cette lisière, et, en cas qu’ils soient battus et poursuivis dans la Lusace, que ces gens-là fissent exprès pour nous mettre aux mains avec la Russie ? Je ne sais ce que j’en dois penser, mais il me semble qu’il y a quelque projet caché de la part des ennemis, et l’idée que je leur prête ne serait pas trop