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voyait tout et faisait tout. Que seraient aujourd’hui ce ministre civil et ce chef d’état-major juxtaposés ? Ce serait une étrange illusion de croire que le ministre civil se résignerait modestement à administrer. Il interviendrait nécessairement en tout par son autorité sur le chef d’état-major, par les choix de personnel, par les crédits dont il disposerait. Supposez que le ministre désigné fût un homme qui a déjà joué ce rôle : il recommencerait ce qu’il a fait, il prétendrait même imposer aux généraux des plans de campagne ! Et si par hasard le chef d’état-major échappait à cette action incessante, s’il réussissait à se créer une sorte d’indépendance, d’inamovibilité, c’est lui qui serait le puissant, l’omnipotent, qui disposerait réellement de la force militaire. Le plus clair est qu’on n’aurait réussi qu’à organiser les conflits, à introduire plus que jamais la politique et l’instabilité dans les affaires de l’armée. Au fond, ce qu’il y a dans tout cela, c’est la vieille jalousie républicaine, la crainte secrète, la suspicion de l’esprit militaire, et peut-être aussi, de la part de quelques-uns des partisans du ministre civil, la bonne envie de se débarrasser du ministre de la guerre d’aujourd’hui. Seulement, on ne voit pas que le moment est singulièrement choisi pour ces hasardeuses expériences, que toucher à l’heure qu’il est à l’organisation militaire qui existe, à l’esprit militaire, c’est toucher aux premiers ressorts de la puissance française, c’est affaiblir la défense nationale elle-même sans savoir où on en sera demain.

Au lieu de se livrer à tous les jeux parlementaires qui ne font qu’accroître la confusion, ou de s’essayer à des réformes chimériques, à des économies qui ne sont que puériles quand elles ne sont pas de la désorganisation, il serait bien plus simple, on en conviendra, de songer aux choses sérieuses, honnêtes et utiles qu’on pourrait faire. Au lieu de perdre son temps à renverser des ministères, à chercher le moyen de faire de l’ordre avec du désordre, à imaginer des projets et des programmes, mieux vaudrait assurément s’attacher à des réformes vraies et pratiques qui sont tout indiquées. En voilà une qu’on n’a pas à aller chercher bien loin, qui aurait l’avantage d’être tout à la fois un grand progrès moral et un précieux secours pour le budget, qui dispenserait même de nouveaux impôts : c’est la réforme du régime de l’alcool en France. M. le président du conseil, qui, en sa qualité de ministre des finances, est tenu de compter avec la réalité, a nommé une commission que préside M. Léon Say, et qui se réunit encore, qui aura sans doute ses propositions à faire au gouvernement ; mais avant cette commission, il y a eu au sénat une enquête des plus sérieuses, dont les résultats ont été résumés et restent inscrits dans un rapport de M. Claude (des Vosges). On dit souvent que le sénat ne fait rien, qu’il est inutile ; s’il ne fait pas toujours assez, il produit du moins parfois des travaux comme cette enquête, comme ce rapport qui en est le couronnement : œuvre d’expérience, de savoir, de raison courageuse, qui