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tel Mandingue, qui aura étudié à Monrovia, devienne un aussi bon humaniste que tel élève d’Oxford, cela n’est pas impossible. Mais peut-on espérer qu’il se crée tôt ou tard dans les forêts ou sur les plateaux de l’Afrique des sociétés fortement assises et possédant toutes les conditions d’un gouvernement régulier ? C’est la question qui se pose quand on parle de l’avenir des peuples africains. On a vu se former et croître en un jour, sous l’influence de l’islamisme, des empires aussi éphémères qu’imposans, qui, fondés par un grand homme, ne lui survivaient pas : à peine avait-il fermé les yeux, son œuvre s’écroulait comme s’écroule au premier choc un mur de briques sans ciment. Dans les régions de l’Afrique où l’islam n’a pas pénétré, on voit des tribus indépendantes, jalouses les unes des autres, guerroyant sans cesse, et dont la principale occupation est de mettre au pillage le jardin d’autrui. En sera-t-il toujours de même ? M. Blyden ne le pense pas. Il est persuadé qu’un jour, sentant les avantages de la paix, concluant des alliances ou formant des confédérations, ces tribus s’appliqueront, d’un commun accord, à développer les ressources de terres grasses qui ne demandent qu’à produire. Il estime, en un mot, que les Africains se civiliseront, sans devenir pour cela des Européens.

Il est porté à croire que tous les maux de l’Afrique lui sont venus du dehors. Il dirait volontiers comme un chef Okanka, qui attribuait une épidémie de petite vérole à la présence et aux maléfices d’un voyageur blanc : « Le chef blanc est mauvais et porte avec lui une caisse pleine de maladies. Lorsqu’il passe dans un village, il ouvre la caisse et les maladies en sortent. » Il pense que les instincts de sa race sont naturellement bons, que les peuples caucasiens représentent dans ce monde la fermeté du vouloir et la dureté du cœur, que l’Africain, homme de douleur, et de chant, est plus femme que tout autre homme, et que la femme a un rôle à jouer dans l’histoire de l’humanité. Il n’aime pas les grandes villes, les grandes ruches, les Babylones ; l’Afrique ne les connaîtra jamais. Elle n’a de vocation ni de talent que pour les industries agricoles, mais on y verra fleurir aussi des vertus douces et patientes qui étonneront l’Europe. « Il n’y aura jamais en Afrique, nous dit-il, une Jérusalem, une Rome, une Athènes, un Londres ; mais à l’ombre des forêts grandiront des Bethléhem et des Nazareth noirs, et c’est dans les Nazareth, dans les Bethléhem que naissent les prophètes et les apôtres… Je ne me suis jamais senti si près de Dieu qu’en parcourant les forêts africaines. Les arbres, les oiseaux, le ciel m’ont parlé de la grande œuvre qui s’accomplira dans ce continent. J’avais le cœur et le pied légers, je sentais qu’un esprit souille dans les bois. »

Puisse ce rêve s’accomplir ! Mais il est difficile de croire que l’Afrique sorte jamais de sa torpeur, si l’Europe ne se charge de la réveiller.