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On s’accommode plus facilement des indifférens que des faux amis.. Quelques-uns des philanthropes qu’il a connus ont dégoûté à jamais M. Blyden de leur philanthropie, et leurs onctueux sermons lui causent plus de chagrin que les cruels arrêts prononcés par des politiques au cœur dur, qui déclarent froidement que, dans le grand combat pour l’existence, les faibles doivent disparaître devant les forts, que les races inférieures et improgressives sont destinées à périr, qu’un jour l’Europe conquerra toute l’Afrique, et que le nègre prendra place parmi les espèces perdues. Ainsi l’a décidé un Anglais, M. Winwood Reade, auteur d’un livre sur l’Afrique sauvage. Il affirme que l’Anglo-Saxon a reçu du ciel la mission de civiliser et d’occuper l’Afrique, et que le résultat final sera l’extermination des noirs ou leur disparition spontanée, leur extinction graduelle. « Mais, ajoute-t-il avec une grâce infinie, la postérité reconnaissante chérira leur mémoire. Quand des hôtels seront établis près des sources du Nil, quand il sera à la mode de naviguer en yacht sur les lacs du Grand-Plateau, quand les cockneys de Timbuctu auront leurs jardins à thé dans les oasis du Sahara, quand de parfaits gentlemen, bâtissant des villas dans l’Afrique centrale, auront des parcs à éléphans et des réservoirs à hippopotames, de jeunes ladies, installées sur des plians, à l’ombre des palmiers, verseront quelques larmes en lisant une romance intitulée : le Dernier des Nègres, — et le Niger deviendra un fleuve aussi romantique que le Rhin. »

Ces prédictions aimables ne sont pas pour effrayer M. Blyden. Il sait que les lois de la nature sont plus fortes que la malice des hommes, et que son peuple de forte structure est vigoureux et résistant. Il n’en va pas du nègre comme du Peau-Rouge ou de l’Australien : le voisinage du blanc ne lui est pas mortel, la civilisation européenne ne le tue pas, il continue à se reproduire et à pulluler jusque dans la maison de son maître. Malgré les milliers et les millions d’hommes que lui a pris la traite, l’Afrique est encore aussi populeuse que jamais, et l’Afrique sera toujours la patrie, le domicile du noir. L’Européen peut bien y créer des débouchés à son commerce, entretenir des intelligences avec les tribus, conclure avec leurs chefs des marchés ou des traités d’assistance mutuelle : il ne colonisera jamais la Nigritie et le Congo. La chaleur humide produit sur lui de funestes effets ; la fièvre le mine, ses forces s’épuisent rapidement, sa volonté s’affaisse, il s’exténue, il s’étiole, il languit, il dépérit, il a hâte de revoir l’Europe, et s’il est assez heureux pour y retourner, la pâleur de son front raconte l’aventure qu’il a courue : son teint est aussi blême que celui des pèlerins grecs qui avaient l’audace d’interroger les ombres dans la caverne de Trophonius.

Tout au contraire, le nègre expatrié qui respire de nouveau l’air natal recouvre bientôt la santé du corps et de l’esprit : « Il dépouille