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et de jungles impénétrables, abandonnées au singe, à l’éléphant et au lion, avait été jadis couvert de centaines de villages, entourés de champs cultivés. Mais quoi ! les Caucasiens avaient besoin d’esclaves ; ils encouragèrent les razzias, les Touaregs envahirent le Bornou et en firent un désert. « Les nègres, disait Raynal, sont bornés, parce que l’esclavage brise tous les ressorts de l’âme ; ils sont méchans, ils ne le sont pas assez avec vous. »

M. Blyden reproche aux ennemis de sa race leurs injustices, la précipitation et la témérité de leurs jugemens, leurs ignorances volontaires. Mais il préfère encore les négrophobes les plus endurcis à certains négropbiles tels qu’il en a connu dans la Grande-Bretagne et aux États-Unis, qui, mêlant l’arrogance à la compassion, le mépris à la tendresse, transportent dans la philanthropie le genre de sensibilité qui convient aux sociétés instituées pour la protection des animaux. Ces philanthropes déclarent au nègre, avec des yeux humides, avec un sourire confit en douceur et en miséricorde, qu’ils le regardent comme un frère, mais ils exigent que, pour reconnaître ce grand honneur qu’ils lui font, il confesse humblement l’infériorité de son espèce et leur témoigne en toute rencontre sa déférence, sa très sincère vénération. Avant que la guerre de sécession eût affranchi les noirs des états du Sud, la plupart des missionnaires leur disaient : « Vous avez une âme comme nous, et un jour vous goûterez les délices du paradis, où vous serez traités comme nos égaux. Pour mériter ce bonheur qui vous est promis, acceptez vos chaînes, votre servitude, votre abjection. Dieu a fait des maîtres pour commander et des esclaves pour leur complaire en toute chose. Votre lot ici-bas est le labeur, la pauvreté, l’obéissance qui ne raisonne jamais. Votre corps ne vous appartient pas. Vous inflige-t-on d’injustes châtimens, tenez-les pour justes si vous voulez plaire au Seigneur, et souvenez-vous que notre couleur est celle de tout ce qui est beau, de tout ce qui est noble, de tout ce qui est digne de respect et d’admiration, que la vôtre est le signe de tout ce qui est bas, dégradé et méprisable, que le diable est noir, que Dieu est blanc. » Le nègre finissait par le croire. M. Blyden a entendu un noir, admis à jouer son petit rôle dans un meeting de prières à New-York, demander à Dieu « d’étendre sur l’assemblée ses mains blanches comme des lis. » Un autre s’écriait : « Frères, imaginez un bel homme blanc, avec des yeux bleus, des joues roses et des cheveux blonds ; un jour nous lui ressemblerons. » M. Blyden soutient avec quelque apparence que la véritable éducation consiste à développer dans l’homme, quelle que soit sa couleur, le sentiment de sa dignité, l’estime, le respect de lui-même, et qu’un nègre à qui ses maîtres persuadent que, pour ressembler à Dieu, il devrait commencer par blanchir sa peau, se voue à l’avilissement éternel, qu’en attendant de devenir un ange, il se condamne à n’être jamais un homme.