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rentrés chez eux médiocrement édifiés de ce qu’ils avaient vu. Dans le bassin du Niger comme dans le bassin du Congo, ils avaient trouvé des peuples enfans, paresseux, insoucians, à l’esprit mou, aux mains lâches, ne connaissant d’autre bonheur qu’une indolente quiétude, incapables de rien prévoir, vivant au jour le jour, récoltant tout juste la quantité de grain nécessaire à leur subsistance, ne mettant rien en réserve et mourant de faim dans les années maigres. Ils avaient trouvé ailleurs des mœurs farouches, des habitudes invétérées de brigandage, des tribus toujours en guerre, n’ayant ni foi ni loi, capables de toutes les perfidies comme de toutes les cruautés. Quelques-uns avaient assisté à des scènes de pillage, d’incendie et d’horreur ; ils avaient vu de leurs yeux des attaques nocturnes, des villages surpris dans leur sommeil et emportés d’assaut, les vieillards égorgés, les jeunes filles et les hommes valides liés et garrottés pour être ensuite expédiés en hâte sur l’un de ces marchés impurs où se vend la chair humaine. Ils en ont conclu que le noir est une race imbécile, ou perverse, ou féroce, et que les brutes sont faites pour avoir un maître qui les gouverne à coups de fouet.

Il est impossible, comme le remarque M. Blyden, de pénétrer dans l’Afrique centrale ou tropicale, soit par l’est, soit par l’ouest, sans traverser une ceinture de contrées malsaines ou fiévreuses. Tout voyageur européen en emporte avec lui des miasmes pernicieux, ses nerfs se détraquent, sa bile se dérange, il tombe en langueur ou l’inquiétude le ronge, et le jugement qu’il porte sur les indigènes se ressent de l’inguérissable mélancolie qu’il a dans le cœur et dans les yeux : c’est Livingstone lui-même qui l’a dit. M. Blyden remarque encore que l’Afrique comprend une foule de variétés de noirs, très inégalement doués, différens d’humeur et d’habitudes, qu’il n’est pas permis de les englober tous dans la même sentence, de confondre les Foulahs qui habitent la région du Haut-Niger avec les Nubas de la région du Nil, les Mandingues, les Housas avec les Achantis, les Dahomiens ou les Yorubas avec les tribus de la Basse-Guinée et d’Angola.

Au surplus, les vices imputés aux noirs sont en partie notre ouvrage. Pourquoi certaines tribus ont-elles contracté des habitudes pillardes ? Pourquoi préfèrent-elles à tout autre commerce les razzias d’hommes ? Parce que les négriers musulmans du Kordofan ou du Darfour et les négriers chrétiens d’Europe ou d’Amérique leur avaient enseigné que la marchandise qui se vend le mieux est l’homme, et que le bois d’ébène trouve toujours preneur. Pourquoi certaines tribus, enfoncées à jamais dans leur torpeur, laissent-elles leurs champs en friche ? Parce que, pour travailler, il faut jouir de quelque sécurité, et qu’elles ne sont sûres de rien. Le docteur Barth a trouvé dans le Bornou des ruines de villes écroulées, et il a constaté que ce pays d’épaisses forêts