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and suffering and song. » Il nous invite à reconnaître que les noirs ont comme nous le droit de respirer, d’exister et de vivre, que comme nous ils ont un rôle à jouer dans les destinées générales de notre espèce, qu’ils sont une pièce essentielle à la grande machine du monde.

La négrophobie n’est, le plus souvent, qu’un sentiment instinctif, irréfléchi, irraisonné, une affaire de nerfs, l’effet de préjugés acquis ou hérités : les pères ont mangé des raisins verts et les dents des enfans en sont agacées. Un Américain d’esprit fort distingué et de sentimens très humains disait un jour à la grande actrice Sarah Kemble qu’il n’avait jamais plaint les malheurs de Desdémona, qu’une fille capable de s’amouracher d’un nègre méritait d’être étouffée sous un coussin. Un célèbre historien anglais, M. Preeman, qui a fait un voyage aux États-Unis où l’un de ses fils était planteur, a déclaré qu’il lui était absolument impossible de considérer un noir comme un homme et, à plus forte raison, comme un frère. Il souhaitait que chaque Irlandais établi dans la république étoilée tuât un nègre et fût pendu pour l’avoir tué. C’est ainsi que ce célèbre historien, qui ne craignait pas les plaisanteries de cannibale, proposait de résoudre du même coup deux questions embarrassantes : le problème de l’esclavage et le problème de l’irlandais, qu’il se refusait également à considérer comme un homme et comme un frère.

Pourquoi M. Freeman méprisait-il le nègre ? La seule raison qu’il en donne, c’est que le nègre est noir et que sa laideur lui paraît répulsive. Heureusement pour lui, il n’est jamais tombé, comme Scarmentado, dans les mains d’un corsaire né sur la côte de Guinée, qui lui aurait dit peut-être : « Vous avez le nez long et nous l’avons plat ; vos cheveux sont tout droits et notre laine est frisée ; vous avez la peau couleur de cendre et nous couleur d’ébène ; par conséquent, vous n’êtes pas des hommes et vous ne pouvez être nos frères. Aussi, quand nous vous rencontrons et que nous sommes les plus forts, nous vous coupons le nez et les oreilles. » On peut être un historien de mérite et n’être pas un philosophe. Les philosophes savent que le monde est à la fois très grand et très petit, que de lieu en lieu, chaque pays a son esthétique, que d’un degré de latitude à l’autre, les goûts varient comme les habitudes. Stanley a raconté que lorsqu’il quitta l’intérieur de l’Afrique, où, durant deux ans, ses yeux s’étaient accoutumés au teint richement bronzé des indigènes, les premiers Européens qu’il rencontra sur la côte lui déplurent, que leur face pale lui causa un étonnement mêlé d’inquiétude et de répugnance, qu’ils lui apparurent comme des malades, comme des mourans, comme des fantômes.

Les goûts et les dégoûts de M. Freeman ne sont pas des raisons. Plus sérieux est le témoignage de voyageurs en Afrique, qui sont