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LA VIE DE CHARLES DARWIN.

réserver le premier rang à Agassiz, le savant naturaliste américain. Sa critique est ce que doivent être les critiques de gens qui se respectent, solide dans le fond, courtoise dans la forme. Sedgwick, le célèbre géologue, est hostile aussi, mais ses argumens sérieux sont amoindris par l’adjonction de considérations étrangères au débat. Harvey, Wollaston, Henslow, Jenyns, sont hostiles aussi, ou bien n’acceptent qu’une petite partie des conclusions de Darwin.

Parmi les critiques adverses, dénuées de valeur scientifique, il nous faut en citer deux : celles de deux dignitaires de l’église, Haughton et Wilberforce. Celle de Haughton fut brève, dédaigneuse. Wilberforce fut amusant. Non-seulement il publie, dans la Quarterly Review, un article virulent, rempli, d’ailleurs, d’erreurs de toute sorte : il profite encore de la réunion de l’Association britannique pour faire une attaque, demeurée mémorable, contre l’œuvre de Darwin. L’agitation du public était grande et la foule considérable pour écouter l’évêque d’Oxford. Son discours, amusant, incisif, mais vide, ne tarda pas à l’entraîner à des personnalités, et, à un moment, il demanda à Huxley si c’était par son grand-père ou sa grand’mère qu’il se rattachait au singe. À quoi Huxley répliqua qu’il n’en savait rien, mais que cette parenté n’avait rien qui le choquât ; qu’il préférait pour aïeul un singe à un homme qui se mêle de traiter les questions auxquelles il n’entend rien. Les rieurs furent du côté de Huxley, et l’évêque se retira battu. Le côté humoristique de cette critique amusa fort Darwin, qui, d’ailleurs, ne pouvait y attacher une importance quelconque. L’attitude du chanoine Kingsley est particulièrement intéressante. Il écrit à Darwin : « Depuis longtemps, par l’observation du croisement des plantes et des animaux domestiques, j’ai appris à ne plus croire au dogme de la permanence des espèces. En second lieu, j’ai appris graduellement à voir que c’est une aussi noble conception de la divinité, de croire qu’elle a créé des formes originelles susceptibles de se développer dans les formes nécessaires, selon le temps et le lieu, que de penser qu’il lui a fallu intervenir à nouveau pour combler les lacunes créées par elle. Je me demande même si la première conception n’est pas la plus élevée. » Mais c’est là une exception : le clergé est généralement opposé aux idées de Darwin. Son ami, le pasteur de Down, M. Brodie Innes, ne les accepte pas ; d’ailleurs, ils ne discutent jamais ces questions ensemble ; ils sont habitués à ne pas s’entendre, malgré leur étroite amitié. « M. Brodie Innes et moi, dit Darwin, avons été des amis intimes durant trente ans, et nous ne nous sommes jamais complètement entendus que sur un seul sujet, et, cette fois, nous nous sommes regardés fixement, pensant que l’un de nous devait être fort malade. »