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LA VIE DE CHARLES DARWIN.

je me serais certainement guidé sur elle, si je n’avais reçu votre lettre.


Lyell lui conseille de publier tout de suite. Darwin hésite, et il se fait nombre d’objections :


Wallace pourrait dire : « Vous n’aviez pas l’intention de publier un résumé de votre théorie avant le moment où vous avez reçu ma communication. Est-il honnête à vous de retirer un avantage de ce que je vous ai communiqué mes idées librement, sans que vous me les ayez, il est vrai, demandées, et de m’empêcher ainsi de vous devancer ? » L’avantage que je retirerais serait d’avoir été décidé à publier par le fait que je sais, d’une manière privée, que Wallace est dans la même voie que moi. Il me semble dur d’être obligé de perdre mon droit de priorité, qui date de plusieurs années ; mais, d’un autre côté, je ne puis croire que ceci rende ma cause plus juste. Les premières impressions sont généralement les bonnes, et, dès le début, j’ai pensé qu’il serait peu honorable à moi de publier maintenant.


Après consultation avec Lyell et Hooker, il finit cependant par se décider, avec peine il est vrai, car, dit-il dans son autobiographie, « je pensais que M. Wallace pouvait trouver mon procédé injustifiable : je ne savais pas alors combien noble et généreux est son caractère. »

Suivant le conseil de ses amis, il rédige donc un résumé qui accompagne le travail de Wallace, et les deux œuvres sont présentées à la séance de la Société linnéenne, du 1er  juillet 1858. Cette solution est la meilleure que l’on pût imaginer. D’une part, Darwin ne perd pas le bénéfice de son labeur acharné, dont l’antériorité est bien établie par la copie d’une lettre par lui adressée à Asa Gray en 1857, et par le résumé de 1844 que Hooker peut certifier reconnaître pour l’avoir lu à l’époque. D’autre part, le travail de Wallace est publié intégralement, et porté à la connaissance du public, bien qu’il n’en ait aucunement manifesté le désir, et Wallace ne peut considérer Darwin comme ayant déloyalement profité de la connaissance qu’a celui-ci de son manuscrit pour prendre les devans.

Le double travail des deux naturalistes est donc lu à la Société linnéenne, et l’impression produite est sérieuse.


Sir Joseph Hooker écrit : « L’intérêt provoqué fut considérable, mais le sujet était trop nouveau, de trop mauvais augure pour que la vieille école entrât dans la lice avant d’avoir revêtu son armure. Après la réunion, l’on en parla avec une émotion contenue : l’approbation de Lyell et peut-être un peu celle que je donnais en qualité de lieutenant de