Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 84.djvu/190

Cette page a été validée par deux contributeurs.

nent peut penser de lui-même, ajoutons un dernier passage de son autobiographie, passage un peu long, mais que l’on nous pardonnera de rapporter tel quel :


Je n’ai pas une grande rapidité de conception ou d’esprit, qualité si remarquable chez quelques hommes intelligens, par exemple chez Huxley. Je suis donc plutôt un critique médiocre. Dès que j’ai lu un journal ou un livre, l’écrit excite mon admiration ; ce n’est qu’après une réflexion prolongée que j’en aperçois les points faibles. La faculté qui permet de suivre une longue et abstraite suite de pensées est chez moi très limitée ; je n’aurais jamais réussi en mathématiques ou en métaphysique. Ma mémoire est étendue, mais brumeuse : elle suffit pour m’avertir vaguement que j’ai lu ou observé quelque chose d’opposé ou de favorable à la conclusion que je tire. Au bout de quelques instans, je me rappelle où je dois chercher mes indications. Ma mémoire laisse tellement à désirer, dans un sens, que je n’ai jamais pu me rappeler plus de quelques jours une simple date ou une ligne de poésie.

Plusieurs de mes critiques ont dit en parlant de moi : « C’est un bon observateur, mais il n’a aucune puissance de raisonnement. » Je ne pense pas que ceci soit exact, car l’Origine des Espèces, du commencement à la fin, est un long argument qui a réussi à convaincre un assez grand nombre d’hommes très intelligens. Personne n’aurait pu l’écrire sans être doué de quelque puissance de raisonnement.

J’ai autant d’invention, de sens commun, de jugement qu’un homme de loi ou un docteur de force moyenne, à ce que je crois, mais pas davantage. D’un autre côté, je pense que je suis supérieur au commun des hommes pour remarquer des choses qui échappent aisément à l’attention et les observer avec soin. Mon ingéniosité a été aussi considérable que possible dans l’observation et l’accumulation des faits. Et, ce qui est plus important, mon amour des sciences naturelles a été constant et ardent.

Ce pur amour a été toutefois beaucoup encouragé par l’ambition d’être estimé par mes confrères naturalistes. Dès ma plus tendre enfance, j’ai eu un vif désir de comprendre et d’expliquer ce que j’avais observé, de grouper tous les faits sous quelques lois générales.

Mes habitudes sont méthodiques, ce qui a été nécessaire à la direction de mon travail. Enfin, j’ai eu beaucoup de loisir, n’ayant pas eu à gagner mon pain. Bien que la maladie ait annihilé plusieurs années de ma vie, elle m’a préservé des distractions et des amusemens de la société.

Mon succès comme homme de science, à quelque degré qu’il se soit élevé, a donc été déterminé, autant que je puis en juger, par des qualités et conditions mentales complexes et diverses. Parmi celles-ci,