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ce qui lui déplaît le plus, — il ajoute, il retranche, il allonge, il condense, il remanie, en deux fois, au crayon, puis à la plume. Enfin, il soumet le tout à différens membres de sa famille, quêtant les conseils, les critiques. C’est Mme Darwin qui a revu les épreuves de l’Origine des Espèces, et c’est une de ses filles qui revoit la plupart de ses autres œuvres.

Il écrit avec difficulté, d’une façon parfois obscure, ce qui nécessite beaucoup de modifications. Souvent il s’arrête au milieu d’une phrase dont il ne peut sortir, et se dit : « Maintenant, que voulez-vous dire ? » et il formule sa réponse à haute voix. La partie littéraire de son travail est celle qui lui est le plus pénible et la plus difficile. « Il me semble que mon esprit est la proie d’une sorte de fatalité qui me fait établir en premier lieu mon exposé ou ma proposition sous une forme défectueuse ou maladroite. Au début, j’avais l’habitude de réfléchir à mes phrases avant de les écrire ; depuis plusieurs années, j’ai constaté que je gagnais du temps à griffonner des pages entières, aussi vite que possible, abrégeant les mots de moitié, et à les corriger ensuite à loisir. Les phrases ainsi griffonnées sont souvent meilleures que celles que j’aurais pu écrire avec réflexion. » Quelques dessins qui accompagnent ses œuvres sont généralement faits par ses enfans, et il a pour ces figures une admiration sans limites, se sentant incapable d’en faire autant. Dans ses dernières années, il n’écrit plus, il dicte, et c’est une chose singulière que sa façon d’aller jusqu’à la limite extrême de ses forces ; il s’arrête tout à coup, disant : « Je n’en puis plus, il faut que je m’arrête. »

Sa façon de juger les travaux des autres est toujours très bienveillante, même dans le cas assez fréquent où ceux-ci n’ont qu’une médiocre valeur. Sa modestie est bien connue ; il n’a jamais été de ces affamés de gloire qui cherchent à se la procurer par tous les moyens faciles : la réclame, si chère à quelques littérateurs et à quelques savans, lui fait horreur. Il a certainement le désir de faire œuvre qui dure, il a l’ambition naturelle à un esprit sain, mais rien de plus. « Je suis sûr, dit-il, de ne m’être jamais détourné d’un pouce de ma voie pour conquérir la renommée. » L’on comprend qu’avec une pareille façon de penser, il n’attache que peu d’importance aux discussions de priorité, et il le montre bien, comme nous le verrons plus loin, à propos de sa théorie de l’origine des espèces, quand Wallace lui envoie son mémoire sur ce sujet. L’on comprend aussi que les controverses mondaines ne l’intéressent guère ; il ne s’est que très peu occupé des critiques qu’on lui a adressées : d’ailleurs, la plupart d’entre elles ont été trop faibles, trop peu raisonnées pour mériter cet honneur. Pour la probité scientifique