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ses phrases se pressent des incidentes, des parenthèses, si bien qu’à la fin il se trouve parfois fort loin de son point de départ, ou encore il passe de déduction en déduction, de telle sorte qu’à la dernière conclusion l’interlocuteur a entièrement oublié les prémisses. Il bégaie un peu quand sa pensée est hésitante et il s’aide de gestes. Sa parole est exagérée ; il sent vivement et sa parole s’en ressent. Même dans les descriptions, sa phrase l’emporte ; c’est ainsi que, dans l’Origine des Espèces, il parle d’une larve de cirripède : « Avec six paires de nageoires admirablement constituées, une paire d’yeux composés magnifiques et des antennes extrêmement complexes. » — « Nous avons beaucoup ri avec lui, dit son fils, de cette phrase, que nous comparions à un boniment. » Cette tendance à s’abandonner à la forme enthousiaste de sa pensée, sans crainte du ridicule, apparaît dans tous ses écrits.

Il connaît cette tendance qu’a sa parole à l’emporter au-delà de la limite juste, et craint même d’avoir à gronder un domestique. Et, de fait, il est si rare que pareille occurrence se présente, que son fils ne se rappelle qu’un seul exemple : il lui souvient d’avoir escaladé les escaliers par pure terreur, un jour que les circonstances exigèrent une exécution domestique, tant la chose lui parut surprenante. En société, son attitude est animée et gaie. Il aime à plaisanter, à taquiner parfois ; son rire est sonore et libre. Il apprécie beaucoup l’esprit des autres et l’humour. Huxley, — l’un des grands savans et des meilleurs écrivains anglais, en même temps qu’un homme d’un esprit très vif, — a pour lui un grand charme, et sa conversation est un régal qu’il apprécie toujours fort. Avec Lyell et Hooker, la conversation est plutôt une controverse scientifique. Malgré sa santé précaire, Darwin s’occupe beaucoup des affaires de son village ; il participe à diverses institutions philanthropiques, auxquelles il prend une grande part avec son ami le clergyman de Down.

Sa manière de travailler peut intéresser le lecteur ; aussi en dirons-nous quelques mots. Tout d’abord, il ne perd jamais une minute et s’occupe toujours ; il a appris la valeur du temps sur le Beagle, où son travail devait nécessairement être rapide, et il lui répugne de le laisser s’écouler sans en profiter. Il est maladroit de ses mouvemens et admire fort les anatomistes habiles ; quand il a réussi à achever quelque dissection délicate, il en reste « muet d’admiration. » Dans sa jeunesse, il n’emploie que le microscope simple, que préconisait tant Robert Brown, et cet instrument lui a permis de voir beaucoup de choses qu’un naturaliste moderne ne croirait pouvoir apercevoir qu’avec des outils très perfectionnés. Il aime les méthodes et les instrumens simples, et n’a pas besoin de l’outillage compliqué qui tend à envahir les laboratoires de nos jours. Il